Double je

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Je m’appelle Mohammed, et, précisément, le fait de m’appeler  comme ça, c’est déjà pour moi tout un programme! J’aurai 43 ans le 22 janvier, et je vis à Liège, mais je suis né au Maroc, quelque part dans le ghetto de Meknès, là où il y a encore de petites maisons de bois et de terre cuite peinte en bleu. Mon père était cordonnier et y tenait un petit magasin. Sans être vraiment de ce que l’on appelle ici « la classe moyenne», ce n’était pas non plus un paysan. Plutôt un petit commerçant, qui avait achevé ses études primaires et savait lire et écrire l’arabe et le français. Mon père a quitté Meknès pour la Belgique lorsqu’il a signé un contrat avec la mine, qui le liait pour cinq ans. Nous, nous avons bénéficié de la loi sur le regroupement familial. C’est comme cela que suis arrivé en Belgique, à l’âge de six mois. Par la suite, j’avais alors douze ans, mon père nous a quittés en laissant ma mère, qui, elle, était orpheline et illettrée, avec sept enfants sur les bras.

J’ai donc débuté dans la vie dans une situation familiale difficile, ce qui explique en partie que j’aie quitté l’école à l’âge de 14-15 ans. Et j’ai également connu très tôt ce qu’était « la double identité », mais je dis tout de suite que la manière dont on vit cela, plutôt bien ou plutôt mal, cela dépend surtout du regard des autres. Ainsi, jusqu’à la sixième primaire, j’étais un Belge comme les autres. Notre milieu social, c’était alors l’école, et le quartier. Ce n’était pas un milieu marocain, mais une cité ouvrière, avec des Belges, des Italiens, des Polonais, des Grecs, des Turcs,… Nous, les petits, on formait une joyeuse bande d’enfants, sans se poser la question du communautarisme. Simplement, comme on était obligés de trouver le moyen de communiquer, on connaissait tous des bouts d’italien, de grec, de turc,… surtout les insultes évidemment ! Et, en réalité, j’étais alors, non pas dans une double, mais dans une triple identité: immigré marocain, belge et fils d’ouvrier. Et ce dernier point, je le partageais avec les autres enfants de la cité.

La grande différence entre mon enfance et l’époque actuelle, c’est qu’il n’y avait pas de repli sur la religion tel qu’on l’observe à présent, tant chez les arabo-musulmans que chez les Berbères. Dans la cité, il n’y avait pas de question religieuse entre nous : toutes les religions étaient mêlées, et il y avait bien sûr des discussions, mais avant tout du respect. Maintenant, je peux comprendre le repli identitaire actuel sur la religion. Les jeunes, aujourd’hui, qu’est-ce qu’ils ont comme choix ? Comme perspective d’avenir ? La délinquance ou la mosquée. Si on ne permet pas aux communautés de développer ces personnes frontières dont parle Amin Maalouf dans « Les identités meurtrières », qui sont des personnes précisément « à cheval » sur plusieurs identités, et qui jouent le rôle de liant, de passeur, et permettent que se fasse le contact entre plusieurs cultures, si tu ne permets pas à ces gens qui ont la double appartenance d’exister, le repli apparaît comme la seule solution.

Je n’ai pas eu une adolescence très « stable », et pendant trois longues années, j’ai mené une vie plutôt agitée. En effet, avec mon entrée en première secondaire à Liège, à onze ans et demi, les choses ont complètement changé. La première chose dont je me souvienne, et qui m’a profondément choqué, c’est de m’être retrouvé à la gare routière face à deux policiers et un chien qui me faisaient mettre les mains contre un mur. Cela a l’air anodin, les contrôles d’identité, mais en réalité c’est très brutal. On se sent véritablement agressé, et injustement stigmatisé. Et c’est arrivé une fois, deux fois, trois fois,… Au début, on a peur, puis, de la peur, on glisse dans un processus d’identification. Parce que tu as sur toi le regard des autres jeunes, tu commences à avoir l’impression d’être un truand, puis à jouer le jeu, à te prendre pour un caïd. Après ces trois années de dérive, j’ai décidé de reprendre des études et je suis retourné sur
les bancs de l’école. J’ai terminé mes études secondaires, puis j’ai entrepris des études de laborantin et je suis devenu technicien chimiste dans un laboratoire.

Je ne suis un immigré ni de la première, ni de la deuxième génération. A six mois, on n’a pas les moyens de choisir ! On peut donc dire que je suis « à cheval entre les deux ». J’ai obtenu la nationalité belge par naturalisation, mais, jusqu’à l’âge de 30 ans, j’ai été marocain. Mine de rien, cela pose des questions d’appartenance différentes par rapport à ceux qui sont nés belges, et qui n’ont jamais été marocains. Par ailleurs, quand j’ai demandé la naturalisation, il m’est arrivé quelque chose d’étrange… Alors que j’avais réuni tout un dossier avec mes diplômes et des attestations de mon patron, j’ai reçu un courrier des autorités disant que je n’étais «pas suffisamment intégré ». J’ai aussitôt téléphoné au Parlement, et j’ai laissé un message sur le répondeur, avec un bon accent liégeois, où je me moquais un peu d’eux : « Allôô, je m’appelle Mohammed, et il paraît comme ça que je suis pas bien intégré ». Une semaine plus tard, je recevais la lettre officielle m’accordant la naturalisation !

Aujourd’hui ? Je me sens bien ! En fait, je ne me pose pas la question. J’ai choisi une fois pour toutes de prendre ce qui a de bon partout. Suis-je Belge ? Non. Suis-je Marocain ? Non. D’abord et avant tout, je suis un Liégeois. J’ai fait toute ma vie à Liège. Je connais les moindres recoins de la ville, peut-être mieux que certains Liégeois, parce que je traîne dans la rue depuis l’âge de quinze ans. J’ai même une pointe d’accent ! « Intégré», je le suis depuis très longtemps, même si je n’aime pas ce mot « d’intégration ». Intégré, on l’est d’office à partir du moment où l’on a grandi ici ! Mais, dans la bataille de l’identité, qui est simplement celle de l’affirmation de soi, il y a énormément d’obstacles. Des obstacles, on doit tous en surmonter, mais c’est d’autant plus vrai quand tu t’appelles « Mohammed »… C’est une chose que j’ai encore expérimentée dans mon travail actuel, avec les jeunes des quartiers, puis lorsque je me suis lancé dans une autre aventure : la réalisation de mon film. Mais, ce qui est magnifique dans le monde du cinéma, c’est que c’est un monde de rêve. Et dans ce monde, à un moment donné, les barrières peuvent tomber ! J’ai pu rencontrer des gens qui croient en moi, rassembler des équipes d’origines diverses avec des jeunes des quartiers, et faire travailler tout le monde ensemble.

En deux mots, ce film, c’est l’histoire d’un Italien, rescapé de la catastrophe de Marcinelle, mais qui y perd son père et retourne vivre en Italie. Cinquante ans plus tard, il découvre qu’il a une petite fille. Il débarque alors ici avec son salami et sa bouteille de vin et la retrouve convertie à l’Islam, vivant avec un Marocain. Entre temps, l’histoire se déplace à Tanger pour suivre le parcours de deux jeunes qui quittent clandestinement le Maroc… Il est clair que notre histoire ne peut pas nous quitter, nos racines non plus. Je le sais, et je m’en sers, plus ou moins consciemment. Les deux lascars qui quittent le Maroc pour venir ici, c’est aussi un peu mon histoire. Mais il y a aussi, à côté de mon histoire d’immigré et de fils d’ouvrier, une troisième facette de ma personnalité dans le film : je vis avec une Italienne depuis quinze ans, je suis allé en Italie plusieurs fois, e parlo italiano molto bene, per dire la verità! La culture italienne fait aussi partie de mon identité. Cela n’est pas seulement une réponse à mon milieu d’origine, à mon enfance, c’est aussi inspiré de ma vie actuelle.

Trois ans de travail ! Au départ le film n’était pas pensé dans une optique de commercialisation, mais la qualité du résultat a fini par convaincre les Grignoux de le projeter. Programmé pour un mois et demi, il a été prolongé d’autant tellement le bouche à oreilles a bien fonctionné. Au final, 1400 personnes ont vu le film. J’y ai mis toutes mes ressources personnelles, au figuré comme au sens propre, car j’y ai laissé jusqu’
à mon dernier denier. Mais le combat qu’il a fallu mener pour vaincre les idées reçues m’a aussi coûté beaucoup d’énergie. C’est bizarre de constater à quel point le regard sur la communauté belgo-marocaine peut être dépersonnalisant. On a toujours tendance à nous voir comme un bloc, une collectivité indistincte, et on accepte mal nos démarches personnelles et nos initiatives individuelles. La preuve en est que, moi qui ai aujourd’hui 43 ans, on parle de moi dans la presse comme d’un «jeune réalisateur maghrébin ». Cependant, cette expérience m’a apporté beaucoup : j’ai appris à me confronter aux idées reçues, à faire triompher l’intelligence des rencontres humaines contre la bêtise des préjugés, et à m’imposer en tant que créateur.

[La bande annonce->http://walkingbox.com/Trailer3.html]

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