En 2005, il y avait 428.000 équivalents temps plein (ETP) dans l’associatif belge – soit 14,2% de l’emploi total dans le pays. La plupart de ces personnes travaillent dans l’éducation et la recherche (38,2%), l’action sociale (28,9%) ou la santé (19,8%). C’est à Bruxelles qu’on trouve la plus forte concentration de travailleurs du secteur par habitant (59,9 pour 1000) et en Wallonie qu’il y en a le moins (33,9 pour 1000) – la Flandre est dans la moyenne (41,8 pour 1000).
L’emploi associatif se caractérise par un taux de croissance extraordinaire : il a été de 22,5% entre 1998 et 2005 (2,9% par an) quand il ne fut que de 8,4% pour l’ensemble des secteurs d’activités (1,2% par an). Le secteur croît donc deux fois plus vite que la moyenne. 78.564,7 ETP ont été ainsi créés en 7 ans, dont la plupart dans le domaine de l’action sociale (39.512,3). Mais c’est le sous-secteur de la culture, des sports et des loisirs qui a le taux de croissance le plus exceptionnel : 84,7% (croissance cumulée entre 1998 et 2005) 1.
Ces chiffres nous montrent que si le monde de l’associatif peut désormais prétendre se brancher sur l’économie réelle, ce sont les travailleurs du secteur qui effectuent la suture. Ce « capital humain » représente d’ailleurs 89% de la plus-value totale du secteur. Pourtant, la tendance à n’envisager leurs activités que sous l’angle du « don de soi », de l’engagement ou de l’épanouissement personnel a la vie dure – et perpétue un mécanisme de déni qui empêche de concevoir le secteur associatif comme la partie du monde du travail qu’il est bel et bien devenu [Matthieu Hély].
Salariés ou bénévoles de l’associatif constituent un genre a-typique de producteurs – ni fonctionnaires, ni entrepreneurs. Ils voulaient travailler « autrement » et se retrouvent condamnés à errer dans les zones les plus troubles du monde du travail (qui ne se caractérise déjà pas par la netteté). L’explosion du travail associatif se construit grâce à l’effacement des frontières qui balisaient le domaine de la production (public/privé, marchand/non-marchand, bénévole/salarié) – en retour, il contribue à l’accélération de ce processus de brouillage.
Précarité accrue, turn over digne d’un call center ou rémunérations inférieures aux autres domaines d’activités constituent l’univers impitoyable des professionnels du secteur associatif, mais ne pourraient bien représenter que la partie la plus visible du problème….
Contrairement à son ancêtre (homo economicus) qui demeurait « simplement » mû par son intérêt pour le profit, le travailleur associatif est le fruit d’une synthèse complexe de motivations hétérogènes à plus d’un titre. Les précis de « management associatif » nous apprennent que la réussite d’une « entreprise sociale » exige du « leadership » qu’il se montre capable de réaliser un mixage de type « cumulatif » des motivations extrinsèques (genre attrait pour une rémunération ou un capital symbolique) et intrinsèques (genre plaisir ou qualité de l’ambiance) de l’ensemble des « stakeholders » – ou « parties-prenantes ». Dans le cas contraire, on assiste à un fritage de motivations à des niveaux individuels et/ou collectifs – et l’échec du projet serait probable.
Mais qui sont-ils donc ces « stakeholders »?
Tout d’abord, il faut rappeler que dans le monde associatif plus encore qu’ailleurs, on aurait tort de confondre emploi, salariat et travail. Le professionnel du secteur se situe statutairement quelque part entre le permanent salarié et le bénévole (ou plus précisément le « volontaire »). Le rapport entre ces deux pôles principaux constitue une importante source de tension entre les motivations : les bénévoles se méfient souvent des intérêts vulgairement économiques des troupes toujours plus nombreuses de techniciens – qui le leur rendent bien en doutant de
voir les « volontaires » réussir à combler leur manque de compétences par un surplus d’engagement. Les uns prétendent incarner la frange « originale » ou «authentique » de l’association – les autres, son « inscription dans l’avenir » et son « développement».
Techniquement, on nommera « dissonance cognitive» tout conflit significatif entre motivations. En pratique, ça peut donner lieu à pas mal de scènes de la vie quotidienne d’une association : le président d’un club de sport, ex-syndicaliste et militant communiste, tourmenté par la pression du comité favorable à l’engagement de 2 travailleurs sous-statutaires à temps partiel pour une durée déterminée; la bande d’administrateurs (bénévoles) en Birkenstock et dreadlocks qui, en exigeant plus d’implication de la part de leur 3 permanents terrorisés, accélèrent, de facto, le dérégulation du monde du travail; un permanent (déboussolé) qui avait quitté l’usine via une formation en cours « du soir » pour faire du social et qui se retrouve à la merci d’un néo-manager tout frétillant à l’idée d’appliquer les méthodes qu’il vient d’apprendre dans l’école d’économie sociale dont il est fraîchement diplômé; un groupe de techniciens du lien social qui transforme lentement son « public cible » en simple paramètre de la production…
On aurait scientifiquement prouvé que les « dissonances cognitives » produisent ce qu’on appelle des « effets d’éviction » (« crowding out effect »). Pandémies d’épuisement chez les administrateurs, désertion croissante des bénévoles, rotations des salariés et, plus précisément, exclusions fracassantes, purges dignes des « meilleures » internationales (communistes ou surréalistes), licenciements qui ressemblent à des bannissements de lépreux – on pourra, au moins, ranger soigneusement tout ça sous la catégorie des « effets d’éviction ».
Pour ce qui est de résoudre tous ces problèmes, la méthode qui semblerait la plus expérimentée pourrait bien consister à prendre des anti-dépresseurs. Les tensions qui secouent les rapports de travail dans le monde associatif génèrent des dégâts qu’on continue de considérer au mieux comme psychologiques (« il a craqué », « elle n’avait pas la carrure »,…) quand ils fonctionneraient davantage comme les symptômes du bricolage qui a fait du professionnel du secteur un composé instable d’émotion, de croyances et d’intérêt.
Autres « stakeholders » qu’on rencontre sur le terrain associatif : les entreprises et les pouvoirs publics. Et la rencontre ne va pas de soi. Cadres supérieurs déclassés après restructuration qui veulent construire leur reconversion tout en donnant du sens à leur action, enfants de la classe moyenne et de la démocratisation scolaire qui accèdent au savoir mais trouvent les portes des carrières administratives closes, fonctionnaires « détachés » du secteur public pour mener des projets de terrain, pensionnés de l’industrie lourde en quête d’une sorte de rachat environnementaliste : la foule des travailleurs du « tiers secteurs » est composite [Matthieu Hély]. Elle est attirée par les perspectives alléchantes d’une organisation « horizontale », d’un lien social de qualité (basé sur la confiance et la réciprocité), d’un degré d’autonomie impossible dans le public et d’un niveau d’éthique inimaginable dans le privé. Et risque de finir par servir de caution morale à ce capitalisme pourtant si honni (notamment au travers des politiques de Responsabilité Sociale des Entreprises – RES) ou de prothèse permettant l’accélération du processus de paralysie du secteur public (qu’on aime et déteste à la fois).
Et c’est cette foule composite qui serait chargée d’absorber le choc d’une profonde mutation – celle qui fait de l’utilité sociale un produit presque comme n’importe quel autre. Le refus de faire de ce bouleversement un problème digne d’intérêt (refus dont participe souvent le discours de « l’économie sociale ») et la croyance qu’il suffira que les « stakeholders » y mettent de la « bonne volonté » pour que le miracle s’accomplisse, génèrent des dégâts sur les corps et les cerveaux. On pourrait
continuer de les ignorer au profit d’abstractions théoriques ou bien les minimiser comme des dommages collatéraux. On pourrait aussi les penser comme de sérieux problèmes d’écologie mentale…
– Les associations en Belgique : une analyse quantitative et qualitative du secteur., p. 31, Graphique 2B
Notes:
- l’ensemble de ces données est issu d’une publication de la Fondation Roi Baudouin intitulée « les associations en Belgique – une analyse qualitative et quantitative du secteur (éditions 2008) ». ↩