Quand il nous entraîne à résister

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A travers les textes de ce « prosateur infatigable », c’est une pensée cohérente mais non dogmatique que nous découvrons. Et de redécouvrir, à travers elle, tous les évènements, bouleversements et préoccupations qui ont marqué ces soixante dernières années.

La Résistance, la Libération, le mouvement wallon, les grandes grèves… pleinement vécus.

Les expériences « socialistes », avec une préférence pour la version Mao, le deuxième volet du livre nous invitant à « Rester ami de la Chine », malgré des échecs et des dérives qu’il relativise. La guérilla, qu’il différencie du terrorisme. Mai 68, qu’il accueille avec enthousiasme mais avec recul. L’avènement de la «Civilisation des loisirs », vocable qu’il n’apprécie guère. Les différentes vagues d’immigrations, légales puis illégales, les politiques inhumaines, les résurgences de l’extrême-droite. Le syndicalisme de plus en plus figé dans une posture défensive, d’où son appel à « Re-politiser les luttes » 1 L’hégémonie et l’évolution d’un capitalisme devenu cognitif. Le marché mondialisé et les tentatives d’internationalisation des résistances. Jusqu’à l’avènement des nouvelles technologies et de nos sociétés de l’information, que l’ensemble de la population doit apprendre à maîtriser dans une perspective de citoyenneté active et de démocratie véritable.
Homme de transmission, Marcel Deprez livre des réflexions qui partaient toujours des expériences de terrain – pour y retourner et enrichir les expériences à venir. « C’est la redécouverte de cette production «politiquement et culturellement incorrecte », avec son foisonnement, sa richesse, son côté moderne, voire avant-gardiste, qui a été l’élément déclencheur de cet ouvrage ».

Du résistant à l’Inspecteur général

Historien de formation, Marcel Deprez nous a quitté il y a peu, à plus de 80 ans. Il a eu une vie bien remplie, où s’enchaînent action(s) et réflexion(s). A peine sorti de l’adolescence, il part aider les réfugiés espagnols. Puis, très vite, s’engage dans la Résistance active et fait partie de l’Armée des Partisans en Ourthe-Amblève, avant d’être déporté en 44. Après-guerre, il poursuit naturellement son engagement. Par ailleurs, il est chercheur et enseignant. Très vite, il met ses compétences et ses fortes convictions au service des institutions dans le domaine culturel, convaincu que c’est par la culture que la démocratie pourra se consolider et l’humanité s’émanciper.

Il entreprend de dépoussiérer les bibliothèques, d’en faire des lieux de vie et d’échange, ouverts sur le monde. Puis il s’occupe de la Jeunesse. Enfin, il devient Inspecteur général pour la Culture jusqu’à sa retraite. Personne ne lui contestera son expertise en matière d’éducation permanente.
Parallèlement à sa carrière, Marcel Deprez est un militant associatif hyperactif, membre, fondateur, directeur d’une myriade de structures 2.

Des textes qui dialoguent

Le livre est un bel objet. Une réussite formelle. 350 pages sur beau papier, en trichromie, blanc, noir, et… rouge! C’est aéré, les textes sont entrecoupés par des paroles de chansons, et même par les mots de Seg, rappeur de Starflam. Le tout éclairé généreusement par des illustrations variées : plans secrets de la Résistance, affiches et photos de manifs, caricatures, scènes de la vie associative, oeuvres d’art, documents manuscrits et portraits du sujet.
Au niveau de la construction, « il fallait concevoir un ouvrage qui lui ressemble, qui interpelle, remette en question les évidences, interroge le monde ». M.Deprez était homme de dialogues, de formes collectives aussi. D’où ces « Echanges décalés », et l’idée d’intercaler entre ses écrits des textes d’autres
personnes -amis, militants, collaborateurs, ou personnalités, tous issus d’univers divers 3 qui y répondent et les éclairent a posteriori.

« Résistance!… » est un de ces livres où l’on peut piocher au hasard, faire des va-et-vient, revenir sur un texte à la lumière d’un autre…

Résistance/s. Entraînement

« L’homme existe par sa protestation solidaire contre toutes les oppressions (…) Aujourd’hui, ce n’est plus seulement contre les territoires que l’oppression s’exprime mais surtout contre les consciences et les intelligences. La résistance a sans doute changé d’objet, pas de nature. Elle est facteur de vie(..) Elle est toujours comportement actif et volontaire. Elle est de tous temps, elle est de tous les hommes. » 4

La Résistance, comme matrice formatrice et ligne conductrice. Sans passéisme, mais sans jamais la considérer comme obsolète, Deprez conjugue la résistance au singulier comme au pluriel, avec ou sans majuscule. Partout et toujours, on se doit de résister aux injustices et oppressions, sociales, économiques ou culturelles. Il fait de la résistance un devoir, un véritable impératif démocratique.

Loin d’une attitude passive, les pratiques de résistance d’hier et d’aujourd’hui préparent le monde de demain. « L’homme résistant est ici, tel qu’il existe et souhaite se multiplier, celui qui doit développer un savoir émancipateur » 5. Et, par un effet d’entraînement, les résistances passées induisent celles à venir.

« Entraînement », le mot est lâché. Il y a « l’effet d’entraînement ». Le fait de s’entraîner toujours à la critique et à la réflexion, pour avoir prise sur un monde complexe. Et puis, en filigrane, à travers tout le livre, il y a « l’ entraînement mental ». Technique de pensée ou philosophie, l’entraînement mental est issu des maquis, et parfois décrit comme une méthode d’appréhension du monde pour autodidacte. Tourné vers la résolution de problèmes, partant de situations concrètes pour aboutir à l’action pratique, l’e.m. a fait les beaux jours de Peuple et Culture, et nombre d’animateurs en éducation permanente y ont été formés.

Education populaire et permanente. Citoyenneté et émancipation.

« L’éducation permanente apparaît comme une des œuvres les plus nécessaires et la plus noble, parce que la plus humaine » 6 disait Deprez. Mais il se sentait un peu à l’étroit dans une conception de l’E.P.. de plus en plus restreinte. C’est pourquoi il tenait encore à l’ancien concept d’éducation populaire. Et face à une division formelle entre temps de l’éducation et temps de la production de plus en plus dépassée, il défendait plutôt « la permanence de l’éducation ». Plus la société offre de moyens et de techniques, plus il faut donner aux populations les moyens de les utiliser. Sinon, on se borne à un droit platonique à la culture et à une démocratie de façade.
« Le rôle de l’éducatif est d’apprendre à apprendre (…) et d’éclairer les moyens et les méthodes pour agir et non pour connaître » 7

L’objectif, c’est la transformation sociale; la culture, un moyen pour y arriver.
C’est sûr, Marcel Deprez est un progressiste, marqué par la pensée marxiste. Les antagonismes de classes restent pour lui un des moteurs de l’histoire, tournée vers l’émancipation humaine. Mais, on est loin de l’angélisme: « Il n’y a pas de monde parfait. Il faut le savoir sans illusions. Il n’y a pas de monde sans combat. Il faut le savoir sans crainte. Il n’y a pas de monde sans salauds et on a aussi ses et son salaud à soi » 8!

Pourtant, « en guise de conclusion », M. Deprez se positionne « pour l’utopie », et juste avant, dans un texte court , brillant et exemplatif, joliment nommé « Ni d’ennui, ni de stupidité, ni de dépendance, ni de
conformité…
» 9, il nous invite à résister face à la tyrannie du profit qui domine tout, jusqu’aux pratiques culturelles. « Il faudra bien un jour que la contre-culture cesse de devenir de la culture. Il faudra bien un jour que nous radicalisions les options de contestation et de conscientisation et qu’à l’avenir nous nous en servions comme références pour une mise en oeuvre. Ce jour-là, nous serons réalistes: nous exigerons l’impossible, et nous entrerons en culture par le plafond ». Poétique et révolutionnaire, tel est Marcel Deprez.

En dernière page, pour terminer sur un clin d’oeil, il y a « l’oncle Karl » affublé d’un haut de forme étoilé qui nous enjoint à « l’entraînement citoyen » à travers cette légende: I WANT YOU FOR CIVIC TRAINING!
« Résistance! … » est un de ces livres qu’on n’aurait peut-être pas spontanément ouvert, mais qui, résolument, nous ouvre des perspectives.

Notes:

  1. « Résistance! Entraînement citoyen. Echanges décalés avec Marcel Deprez », éd. IHOES, 2008, pp. 59-64.
  2. Membre-fondateur de Peuple et Culture, Lire et Ecrire, Wallonie région d’Europe, Canal emploi, Fondation Joseph Jaquemotte, Médiathèque, Centre d’archives Communistes, IHOES…
  3. Parmi lesquels Anne Morelli, Mourad Boucif, Majo Hansotte, Matteo Alaluf et bien d’autres
  4. « Résistance! Entraînement citoyen. Echanges décalés avec Marcel Deprez », éd. IHOES, 2008, pp. 19-32.
  5. bidem
  6. Ibidem, pp. 247-276
  7. Ibidem, pp. 205-210
  8. Ibidem, pp.193-198.
  9. Ibidem. 315-320

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