Professionnalisation

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Au XIXe siècle, au moment de l’industrialisation massive de l’Europe occidentale, on s’est aperçu que le travail engendrait la paupérisation d’une large couche de la population. Déjà, le modèle capitaliste naissant semblait ne pas pouvoir tenir toutes ses promesses d’émancipation globale, prolongeant ainsi, mais à une échelle plus large, l’injustice sociale qui caractérisait l’Ancien Régime. C’est durant cette période, afin de lutter contre les inégalités fondamentales du système, que sont apparues les premières associations de défense des citoyens, les premiers syndicats. Répondant à un besoin plutôt qu’à une opportunité, ces associations étaient animées par une fougue militante, parfois ouvertement contestataire, qui allait perdurer durant le siècle suivant, jusqu’à nos jours. Avec le temps, les associations de différentes natures se sont multipliées, à tel point que la question de leur définition, de leur catégorisation, apparaît aujourd’hui comme l’un des problèmes majeurs – certains disent « insolubles » – des professionnels en la matière. Mais qu’elles soient sociales, médicales, culturelles, sportives ou autres, la grande majorité des associations ont en commun une mission de services aux citoyens. C’est un des éléments qui les relient entre elles et leur donne une cohérence inchangée depuis près de deux siècles.

Mateo Alaluf, de l’Institut des Sciences du Travail de l’U.L.B, observe toutefois une évolution profonde du «phénomène » associatif, une évolution vers sa professionnalisation, au détriment parfois de la vocation pure ou du militantisme initial. Selon lui, la professionnalisation du secteur est la plus importante de toutes les évolutions qu’il a pu connaître depuis ses origines. Celle-ci semble générée par un besoin pressant de reconnaissance observé dans les différents métiers ou services qui composent aujourd’hui les secteurs associatifs et non-marchands. Reconnaissance de compétences propres, de difficultés spécifiques à certains secteurs, ou encore du caractère professionnel des formations proposées… Comme le dit clairement Mateo Alaluf : « des qualités c’est bien, mais ça ne paie pas ; des qualifications, au contraire, ça se rémunère ! »

La professionnalisation du secteur s’est opérée par à-coups, à force de décrets (celui sur l’éducation permanente de 2003 est un bon exemple), de conventions collectives, par la création de commissions paritaires spécifiques ou par la promulgation de lois, comme celle du 3 juillet 2005 sur le droit des volontaires. Au fil du temps, les actes politiques se sont succédé à un rythme variable, selon les besoins ou les opportunités, poussés par le besoin de reconnaissance des travailleurs d’une part, et par des carences évidentes en matière de droit social et de transparence de l’autre. Progressivement, certains acteurs du secteur ont obtenu des droits, des salaires définis, une sécurité sociale et, répétons-le, une forme de reconnaissance qui leur est indispensable. Si toutes les décisions votées ne sont pas encore en application, il faut constater la volonté politique d’apporter au monde associatif un cadre légal facilitant son fonctionnement et son essor… même si la route est encore longue.

En marge des lois et des décrets, la professionnalisation du secteur associatif doit également beaucoup à la multiplication des filières de formation et à leur spécification. Aujourd’hui, tant en Wallonie qu’en région bruxelloise, l’offre de formation dans le secteur non-marchand s’est nettement accrue. Les animateurs interculturels, socioculturels, sportifs interculturels, les brancardiers, les aides-soignants, les assistants en logistique hospitalière ou autres auxiliaires sont désormais formés de manière professionnelle et obtiennent un diplôme reconnaissant leurs compétences. A Bruxelles (mais l’initiative a ou sera peut-être reprise ailleurs), Actiris propose même une formation de sept semaines intitulée « Gestion du non-marchand » durant laquelle sont dispensés des cours de marketing,
de gestion du personnel, de droit et de comptabilité. La multiplicité de ces formations va donc bien dans le sens de la professionnalisation du secteur, elle en est un outil essentiel, au même titre, par exemple, que les outils de quantification, de plus en plus professionnels eux aussi. A l’U.L.G., le Centre de l’Economie Sociale joue d’ailleurs un rôle majeur dans l’étude statistique de l’évolution du secteur.

Nous assistons donc depuis des années à un travail de professionnalisation du secteur associatif « par l’extérieur » : par des décisions politiques, par la mise en place de filières de formation ad hoc, etc. Voyons maintenant comment le secteur travaille à sa professionnalisation par l’intérieur, c’est-à-dire au sein même des associations. A ce sujet, l’a.s.b.l. « Les Petits Riens » offre un modèle intéressant de professionnalisation largement emprunté au secteur marchand et financier. Dans une table ronde organisée à l’occasion du salon « Citizen Jobs », Julien Coppens, à la tête de l’association depuis plus de cinq ans, regrettait la place sans cesse croissante des tâches administratives et l’accumulation des problèmes de gestion, sapant l’énergie et la motivation qui sont le moteur de ce type d’association. Ces dernières seraient donc dans l’obligation de se professionnaliser « de l’intérieur » pour demeurer viables. Selon lui, cette professionnalisation doit s’opérer en trois temps distincts : il faut d’abord définir sa mission, savoir ce que l’on fait et dans quel contexte on le fait. Ensuite, il faut définir ses objectifs de façon terre-à-terre et réfléchir au moyen de les atteindre. Enfin, il faut pouvoir évaluer ses performances annuellement, en prenant garde de ne pas présenter l’évaluation comme une sanction à l’adresse des travailleurs. Le modèle tripartite préconisé par Julien Coppens s’inspire donc largement des outils de management développés par le secteur marchand, qu’il refuse de voir comme l’ennemi juré. « On ne peut pas changer le monde en-dehors du système. Le secteur marchand a mis en place de bonnes choses. Utilisons-les plutôt que d’y renoncer par pur esprit de contestation. Se différencier pour se différencier, c’est ridicule », expliquait-il lors de cette même table ronde.

L’idée selon laquelle une association se « manage » comme n’importe quelle autre entreprise privée ne fait cependant pas l’unanimité au sein du monde associatif, et certains ne cachent pas leur inquiétude devant « les excès de professionnalisation ».

La plate-forme « Bigoudis » 1, née à l’époque de la création du décret 2003 sur l’Education permanente et regroupant bon nombre d’associations émergentes, explique dans son livre « Des tambours sur l’oreille d’un sourd », qui décrit et analyse le processus de réforme du décret, en quoi la professionnalisation aurait justement servi de leitmotiv justifiant la réforme. Fabrizio Terranova, co-auteur du livre, s’interroge : « Comment devenir des « pros » de l’EP sans subir le grand écart entre l’inventivité et l’esprit critique propre au secteur émergent et la normalisation professionnelle ? La professionnalisation n’est pas toujours adéquate tout le temps : il faut laisser des marges de manœuvre, les transitions doivent être fluides. Sans quoi, les petites associations risquent d’être englouties par l’énorme gestion que suppose la professionnalisation. Tout ce qui est propre à l’émergence, la structure bricolée, l’improvisation, etc., pourrait bien être balayé. »

Au-delà de l’Education permanente, d’autres craignent de voir le secteur associatif se « normaliser », se fondre dans le système et risquer de connaître des dérives identiques à celles observées dans le privé. Pire encore : certains redoutent que le monde associatif, en adoptant les règles du secteur marchand, se fasse complètement récupérer par lui et ne soit plus qu’un parent pauvre servant de caution morale à une société en cours de libéralisation massive.

Au-delà des risques – réels ou exagérés, il ne nous appartient pas de
trancher – de voir à terme le secteur associatif asservi aux mêmes impératifs de rendement et de flexibilité que le secteur privé, on peut remarquer que sa professionnalisation se heurte désormais aussi à un problème de définition. Après une professionnalisation générale destinée à tout le secteur (conventions collectives, décrets, lois, commissions paritaires), nous sommes entrés dans une phase de professionnalisation particulière qui ne peut s’appliquer uniformément à tous les sous-secteurs du monde associatif. Que l’on soit actif dans l’action sociale, la santé, la défense des droits, l’éducation, la culture ou les sports, nous n’avons plus nécessairement besoin, au stade où nous en sommes, des mêmes avancées en termes de professionnalisation. Pour faire face à l’immense demande d’aide sociale, les « Petits Riens » ont adopté un mode de fonctionnement fortement rationalisé qui ne conviendrait peut-être pas aux missions d’un planning familial local par exemple. Autrement dit, la professionnalisation du secteur associatif est peut-être entrée dans une nouvelle phase de son histoire qui consiste à trouver, presque au cas par cas, les outils propres à son propre fonctionnement professionnel. Sans oublier bien sûr la concrétisation effective promise par les récents décrets.

– Les associations en Belgique : une analyse quantitative et qualitative du secteur. p. 35, Graphique 4

Notes:

  1. http://c4.agora.eu.org/spip.php?article1552

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