En 2003, lorsque le nouveau contrôle des chômeurs n’était encore qu’un projet de loi, certains demeuraient sceptiques. La première mouture du texte pourtant sous les yeux, ils ne voulaient concevoir l’application d’une telle procédure. Pour certains, alerter les intéressés sur le sujet semblait déplacé, voire traduisait un comportement empreint de paranoïa. Qu’est-ce qui motivait ces réactions ? Une simple inertie, somme toute relativement répandue face aux réformes libérales et à la destruction de notre système de sécurité sociale ? Une incrédulité, face au caractère gigantesque de la procédure à créer au sein du paysage social du pays ? Une croyance naïve en la bonté de nos gouvernants envers les plus faibles, en régime capitaliste ? Un peu de tout cela sans doute. Quoiqu’il en soit, après cinq ans d’application, le plan de contrôle a fait ses preuves : il a parfaitement répondu aux attentes de la Fédération des Entreprises de Belgique (FEB) et les conséquences sont dramatiques pour notre société.
Pour ceux qui s’intéressent aux mots et à leur usage, en matière de contrôle des chômeurs, la technique politique consistant à énoncer le contraire des actes réels connaît une sorte de paroxysme. « Nous allons harceler les chômeurs et chercher n’importe quel prétexte pour faire des économies sur leur dos. Nous énoncerons donc la mise en place d’un « Plan d’Accompagnement des Chômeurs ». Des êtres humains vont devoir appliquer cette tâche de contrôle, d’humiliation et d’exclusion à la chaîne. Inventons donc un mot inexistant et nommons-les «Facilitateurs». Tout le monde connaît l’insuffisance du travail disponible ? Pas de problème, nous dirons : contrôler le comportement de recherche d’emploi. »
Face aux critiques envers ce plan de contrôle dont les ravages étaient prévisibles, le président du parti socialiste, Elio Di Rupo, annonça que jamais il ne tolérerait qu’un chômeur soit exclu pour n’avoir pas trouvé de travail. Le plan entra en application et, depuis, les gens sont officiellement exclus pour avoir « mal cherché du travail ».
Des travailleurs toujours plus fragiles.
Parmi les principales victimes du plan de contrôle des chômeurs, on trouve… l’ensemble des travailleurs de ce pays. Moins il y a de chômeurs, plus les travailleurs sont prompts à revendiquer de meilleures conditions salariales ; nous connaissons en effet tous la célèbre maxime patronale : « si vous n’êtes pas contents, il y en a cent derrière la porte qui désirent votre place ».
Le processus politique européen aboutissant, en Belgique, à la loi de réforme du minimex (2002) et au contrôle des chômeurs (2004), fut décidé au sommet de Lisbonne en 2000. Un sommet organisé suite à quelques années de diminution du nombre de sans-emplois dans l’Union. Cette diminution fut suffisamment importante pour qu’une légère panique anime le monde patronal, car si la baisse s’accentuait, une pression des travailleurs pour augmenter les salaires risquait d’émerger. C’est dans ce cadre que certaines décisions furent prises, comme par exemple repositionner plus d’êtres humains sur le marché de l’emploi, en repoussant notamment l’âge de la pension. Plus les individus sont nombreux pour peu de travail disponible, plus ils sont en concurrence.
Par ailleurs, plus les allocations sont basses, plus les employeurs peuvent précariser le travail et raboter le montant des salaires. Une allocation de chômage qui permet de vivre dignement est donc l’assurance de salaires corrects dans l’ensemble du monde du travail. Face à cette situation, il est déplorable de voir encore et toujours de nombreux travailleurs jouer le jeu de la FEB et stigmatiser les chômeurs comme de prétendus profiteurs. Ces deux catégories sociales ne devraient-elles pas au contraire s’unir, afin de revendiquer des salaires et des allocations dépassant les quelques centaines d’euros de survie? Après cinq ans d’application du plan de contrôle, nous sommes face à un coût de la vie toujours plus en
décalage avec les revenus du travail, pour une part sans cesse plus importante de la population.
Les chômeurs ? Pression sur tous
et massacre chez les plus faibles
En plus de gonfler le nombre de prétendants au travail et d’accentuer la concurrence entre chômeurs et travailleurs, le processus de Lisbonne décida également de placer plus intensément chaque chômeur en concurrence avec tous les autres. Derrière la porte du patron, c’était trop peu d’apercevoir cent chômeurs. La pression serait en effet encore bien plus forte si ceux-ci s’agitaient dans un absurde et violent combat. Le travailleur, glissant alors un regard par le trou de la serrure et constatant le chaos, serait alors terrassé et resterait là, docilement, prêt à assouvir les moindres exigences patronales.
C’est à ce stade qu’intervint le plan de contrôle renforcé du comportement du demandeur d’emploi. Au sein d’une procédure en plusieurs étapes comportant différents rendez-vous, le gouvernement oblige les chômeurs à prouver une recherche frénétique de travail. Ce dernier n’existant pas en suffisance, la tâche recèle donc par essence l’absurdité d’un acte gratuit. Sur la totalité du territoire du pays, cette recherche poussée jusqu’à l’irrationnel représente un gigantesque tas de lettres de sollicitation d’emploi, de déplacements, de demandes de justification de candidatures, d’inscriptions en formation, etc. L’image mentale est celle d’une fourmilière, dont les centaines de milliers d’éléments courent dans tous les sens pour répondre aux attentes bureaucratiques de l’Office National de l’Emploi (Onem).
Les conséquences sont nombreuses et dramatiques, et touchent de nombreux secteurs professionnels. Des organisateurs de formation, confrontés à des individus s’inscrivant avec pour seule motivation de fournir une preuve à l’Onem, témoignent de la déstructuration de leur travail. Des travailleurs sociaux se déclarent enrôlés de force dans le processus de contrôle, obligés de signaler les absences aux formations ou encore de consacrer une part substantielle de leur temps à répondre avec leur public aux exigences de l’Onem. Des personnes analphabètes se voient notifier des tâches à réaliser, telles qu’un nombre de lettres à écrire aux employeurs. Pire encore, cette tâche est inscrite sur un document qu’ils signent sans en comprendre le contenu.
Les rendez-vous étant fixé par périodes de seize mois, même les chômeurs ayant répondu avec succès aux demandes des contrôleurs sont rappelés pour une réévaluation de leur comportement. En seconde ou troisième étape de la procédure, ils constatent alors l’accentuation des exigences, couplée au fait que, dans une conjoncture économique inchangée voire moins bonne encore, le simple fait d’être encore au chômage seize mois plus tard est un motif de suspicion et d’aggravation des sanctions. Face au harcèlement et aux exigences toujours grandissantes, certaines personnes décrochent et disparaissent en cours de procédure, d’autres sont exclues au terme de celle-ci.
La gauche, afin de rendre flou le mouvement en cours, clame partout que grâce à son existence les allocations de chômage ne sont pas limitées dans le temps en Belgique. Sauf que, par la bande et en noyant le tout dans une procédure sournoise et étalée dans le temps, on y arrive de fait. Les moins résistants moralement et les plus fragiles socialement ne s’en sortent pas. Le gouvernement écrème en commençant par le bas, infligeant de violents coups de bâton dans le corps des plus faibles, brisés en priorité.
Après cinq ans d’application du plan, les exclusions définitives du droit aux allocations de chômage se chiffrent à plus de huit mille. Que deviennent les êtres humains qui en (sur)vivaient ? La fédération des CPAS wallons déclare que 38% des sanctionnés introduisent une demande d’aide sociale à leurs institutions, un transfert de pauvreté intenable pour leurs budgets. On ne sait pas exactement ce que deviennent les 62% restants. Des témoignages rapportent l’accroissement de la solidarité familiale pour pallier la
suppression de la solidarité sociale, un mouvement précarisant davantage les familles pauvres. Certains exclus de l’Onem vont grossir l’armée des travailleurs au noir, augmentant de cette manière les économies des employeurs. D’autres témoignages encore exposent la montée en flèche de la prostitution occasionnelle, ou simplement régulière, en guise de source principale de revenus. Parmi les chômeurs, nous comptons des personnes en désocialisation déjà avancée, ou acculées par les dettes d’une existence vécue en société de consommation. Et puis, PAF : un beau jour, le facilitateur envoie le coup fatal. Les associations d’aide aux sans-abri rapportent également leurs rencontres avec les exclus de l’Onem parmi le peuple de nos rues.
Contrôleurs et conflit social
Pour être mis en place, le processus nécessite bien entendu le recrutement de petites mains qui doivent appliquer les modalités du massacre. L’administration recrute les contrôleurs sur base d’un profil social, en maintenant le mythe d’un nécessaire accompagnement des chômeurs dans leur recherche d’emploi et d’une aide qui leur serait ainsi apportée. Bien entendu, très vite, les employés de l’Onem se rendent compte du travail réel à mener sur le terrain et, en conséquence, le turn-over est grand au sein de la profession.
Sans aucun doute, le processus en cours a pour effet collatéral d’accroître les tensions sociales. Certains contrôleurs rapportent ne vouloir à aucun prix travailler dans la ville où ils habitent, de peur de rencontrer une personne sanctionnée par leurs soins. Dans les locaux de l’Onem, la tension est palpable, des vigiles sont engagés, la configuration des locaux se réfléchit en fonction des risques d’agressivité, etc. Les autorités de ce pays, se disant obsédées de sécurité, créent dans chaque bureau régional de l’Onem un lieu et un moment social drainant un concentré des conflits liés à la condition humaine.
Parmi les contrôleurs, on peut supposer qu’une part de ceux ne participant pas au turn-over sont parmi les plus familiarisés avec ce rôle social d’exclusion ; soit ils ne se posent aucune question, soit ils aiment ça, soit ils considèrent n’avoir pas de possibilité de choix personnel.
Degré zéro d’engagement des hiérarchies syndicales
Quelques sections locales avaient très timidement protesté au début, mais lors de la création du nouveau plan de contrôle des chômeurs, les organisations syndicales approuvèrent. Par la suite, elles évitèrent durant des années de prendre position face au désastre en cours, déclarant attendre une évaluation officielle du système. L’an dernier, en cœur avec le gouvernement, les syndicats signèrent cette évaluation, avec la conclusion suivante : « nous sommes face à un bon système, tout va bien, on passe à autre chose ». Degré zéro d’attente à porter de ce côté.
En parallèle à cette approbation, ces organisations envoient leurs travailleurs en première ligne accompagner dans les bureaux de l’Onem les demandeurs d’emploi convoqués à un entretien et constater l’aggravation de la misère, les pressions et humiliations infligées. Le travail quotidien de ces employés des syndicats doit être éreintant, avec un équilibre impossible entre leurs motivations personnelles et le discours de leur hiérarchie. Après quelques années de ce rôle de « témoin-clé » dans les bureaux de l’Onem, ces travailleurs doivent sans doute tenir en se focalisant sur les quelques cas sortis de l’exclusion par leurs soins, mais le burn-out est sans nul doute en embuscade. Un jour, ces travailleurs, placés de fait sur la ligne de démarcation, seront certainement forcés de faire un choix.
Cinq ans plus tard, le contexte
Rien ne va mieux. L’intensité des contrôles s’accentue, et la course aux attestations diverses chez les employeurs est devenue l’activité numéro un de nombreux demandeurs d’emploi. Parallèlement, on constate un phénomène de précarisation parmi les couches jusqu’ici relativement « à l’abri ». La classe moyenne s’appauvrit, et le malaise social ambiant est de plus en
plus palpable.
Et c’était sans compter sur la crise, qui tomba comme un cheveu dans la soupe ! Heureux prétexte, pour certains, durcissement d’une réalité déjà difficile, pour d’autres… A ce stade, certains osent encore utiliser l’argument du manque d’argent dans les caisses de l’Etat pour assurer le minimum vital aux chômeurs de ce pays. Mais posent-ils réellement un regard sur les utilisations des ressources publiques ? Au moment du renouvellement de la direction de Belgacom, par exemple, entreprise encore à majorité publique, le gouvernement mit en scène un léger baroufle au sujet du salaire du patron. Il fallait, en temps de disette, rester moral et ne pas provoquer le bon peuple. La presse relaya un apparent et soudain sursaut de moralité publique dans le chef des représentants du gouvernement. A l’issue de l’affaire, le patron se vit accorder en guise de salaire moral annuel… deux millions d’euros ! Les chômeurs auxquels on coupe les vivres peuvent apprécier l’ironie! Va-t-on nous livrer la ‘time-sheet’ du patron, afin de consulter l’emploi du temps du monsieur, de même qu’on contrôle l’emploi du temps du chômeur ? Et on nous parle de bonne gouvernance…
Cet argent public prétendument inexistant pour les politiques sociales servit également au récent renflouement des banques, au bord de la faillite suite à des manœuvres frauduleuses ou simplement aux actes de la routine capitaliste. Après les sauvetages par l’Etat, pourrions-nous consulter la destination exacte des sommes ? En France, les cadres d’une entreprise de fabrication d’automobiles aidée par l’Etat en raison de la crise sont récemment partis en ‘congrès’ sur l’île Maurice. Coût du périple : 2000 euros par individu, à multiplier par cent, soit le nombre de participants, pour un week-end. Les cadres belges sont-ils moins dépensiers, ou plus discrets ?
Depuis la révélation des conséquences de notre système économique, quasiment plus un jour ne s’écoule sans l’annonce de licenciements dans tous les coins du pays. Dans seize mois, tous ces travailleurs, jetés par les réactions en chaîne des actes de banquiers et traders, vont comme tous les chômeurs être convoqués par l’Onem. Licenciés en pleine crise financière, nous verrons si ces chômeuses et chômeurs frais encaissent aussi facilement l’humiliation d’un contrôle de leur comportement de recherche d’emploi.
D’ici là, quelles politiques sociales le nouveau gouvernement va-t-il mettre en place? Verra-t-on du neuf sous l’olivier?