Un dimanche au mois d’août, vers l’heure de midi, je me rends au marché pour aller acheter pâtes, parmesan et « pan di stelle ». Il y a un monde fou chez le vendeur de produits italiens et j’attends mon tour depuis un bon bout de temps. Tout d’un coup, un homme passe devant moi, l’air de rien. Il dit qu’il est artiste et que, chaque seconde de sa vie, il adopte une attitude poétique par rapport à toutes les circonstances qui se présentent à lui. Je lui réponds que « être artiste » et «adopter une attitude poétique en toutes circonstances » ne justifie nullement de passer avant tout le monde. Nous faisons un bout de chemin ensemble, en parlant des cours de nos vies et en discutant de nos projets. L’artiste s’investit énormément dans la vie sociale, dans les quartiers défavorisés. Il me raconte qu’il se pose des tas de questions par rapport aux associations en ces temps de crise. « Les libres associations? », je lui demande. Il éclate de rire.
Le lendemain, je prends mon vélo pour aller rencontrer un professeur de psychanalyse à l’université . La porte du bureau du prof est grande ouverte. Inutile de frapper. « Entrez ! » Le prof se trouve caché derrière une immense pile de livres, de mémoires d’étudiants et de documents de toutes sortes. Je lui pose la question : «Une association, qu’est-ce que c’est exactement ? ». Le prof se dirige vers sa bibliothèque, il en sort le fameux dictionnaire psychanalytique « Laplanche et Pontalis », cherche le mot « association » 1 et lit à haute voix : « Terme emprunté à l’associationnisme et désignant toute liaison entre deux ou plusieurs éléments psychiques dont la série constitue un chaîne associative. » « Continuez, continuez ! » « Parfois le terme est employé pour désigner les éléments ainsi associés. A propos de la cure, c’est à cette dernière acception qu’on se réfère, en parlant, par exemple, des « associations de tel rêve » pour désigner ce qui, dans les propos du sujet, est en connexion associative avec ce rêve. A la limite, le terme « associations » désigne l’ensemble du matériel verbalisé au cours de la séance psychanalytique. Un commentaire exhaustif du terme association exigerait une enquête historico-critique qui retracerait la diffusion de la doctrine associationniste en Allemagne au XIXe siècle, son influence sur la pensée du jeune Freud et surtout montrerait comment elle a été intégrée et transformée par la découverte freudienne des lois de l’inconscient…» « Ah oui, je me souviens, vous avez expliqué au cours comment Freud a été amené à inventer la méthode des libres associations. » « Oui, c’est dans Etudes sur l’hystérie (Studien über Hysterie, 1895) qu’il décrit ce processus. Vers la même période, le Projet de psychologie scientifique (Entwurf einer Psychologie, 1895) voit le jour. Cette étude éclaire l’usage freudien de la notion d’association et montre, d’un point de vue spéculatif, comment la découverte psychanalytique de l’inconscient vient donner un sens nouveau aux présupposés associationnistes sur lesquels l’auteur prend appui. Des années plus tard, lors d’un voyage aux Etats-Unis en 1909, Freud prononce une série de conférences où il raconte rétrospectivement comment la méthode des libres associations s‘est dégagée au fil de ses expériences cliniques. 2
Quand il était encore étudiant, absorbé par la préparation de ses derniers examens, Freud a appris que le médecin Breuer se servait de l’hypnose… » « Oh oui, l’hypnose, je viens de voir une exposition fabuleuse qui a ravivé ma curiosité par rapport à cette méthode, mais je ne veux pas vous interrompre. Continuez ! » « Eh bien, Breuer avait une patiente hystérique, dite «
Anna O ». Elle manifestait des troubles physiques et mentaux relativement graves. Elle présentait une contracture des pieds et des mains avec anesthésie, un trouble des mouvements des yeux et des perturbations multiples de la capacité visuelle, une difficulté à tenir la tête droite, une toux nerveuse intense, un dégoût de toute nourriture et, pendant plusieurs semaines, une impossibilité de boire malgré une soif dévorante. Elle présentait aussi une altération de la fonction du langage, ne pouvait ni comprendre, ni parler sa langue maternelle. Enfin, elle était sujette à des absences, à des états de confusion, de délire, d’altération de toute la personnalité. Ces symptômes étaient apparus au moment où la fille soignait son père qu’elle adorait, au cours d’une maladie à laquelle il devait succomber. Sa propre maladie l’obligeait à renoncer à ces soins. Breuer mettait sa patiente dans un état hypnoïde pour qu’elle reproduise des souvenirs dont il supposait qu’ils étaient pathogènes. Ainsi, elle s’était plainte par exemple d’une gouvernante qu’elle n’aimait pas. Elle racontait avec un profond dégoût que le petit chien de la dame avait bu dans un verre, mais qu’elle n’en avait rien dit par politesse. Puis, elle manifestait violemment sa colère, restée contenue jusqu’alors. Après, elle était de nouveau capable de boire de l’eau, ce qui lui avait été impossible pendant six semaines. Breuer a réussi à faire disparaître tous les troubles de la même manière et la patiente était guérie.
Bon nombre d’années plus tard, Freud s’est mis à appliquer la méthode de l’hypnose au cours de ses propres traitements. Ensuite, les Etudes sur l’hystérie montrent comment Freud a été conduit à abandonner progressivement cette méthode et à suivre de plus en plus ses patientes dans la voie des libres associations que celles-ci lui indiquaient. Il les invitait à s’efforcer de dire tout ce qui leur venait à l’esprit et principalement ce qu’elles seraient tentées d’omettre pour quelque raison que ce soit. Cette méthode, qui peut-être vécue comme éprouvante et angoissante par les analysants, s’est révélée efficace pour le traitement des névroses. Ainsi, la libre association est devenue la règle fondamentale de la situation psychanalytique. » Le professeur se dirige de nouveau vers sa bibliothèque et il ouvre le Dictionnaire de la psychanalyse d’Elisabeth Roudinesco et Michel Plon à la page où on trouve l’entrée « règle fondamentale » 3. Il le pose devant moi sur la pile de mémoires d’étudiants qui risque de s’écrouler à chaque moment.
Dans le cadre de mon doctorat en histoire de l’art, j’ai proposé à l’artiste contemporain belge Patrick Corillon de me parler de ses projets en cours d’élaboration et, ce faisant, de suivre le plus possible cette règle fondamentale de la psychanalyse, la règle de la libre association, et de prononcer par conséquent tout ce qui lui vient à l’esprit. Ainsi, je tente de reconstituer le processus créateur qui se trouve à la base de son oeuvre, en particulier du triptyque d’art vivant « Le diable abandonné » 4, dans le but d’en analyser la complexité poétique. Fort heureusement, l’artiste est d’accord de participer à ce projet de thèse. Plus tard, il déclare : « Nos entretiens sont comme un atelier où les mots sont exprimés. Une fois que j’ai sorti le mot, il devient comme un outil. Je n’ai pas peur des mots. Ce n’est pas parce qu’on met des mots sur les choses qu’on tue le mystère. » « C’est vrai que les mots sont à la fois matière et outils pour toi. Comme tu lis énormément de livres, les mots sont aussi une source d’inspiration, n’est-ce pas ? » « Evidemment, mon bureau ressemble à une bibliothèque. J’ai besoin d’être entouré de mes livres quand je travaille. Je m’y réfère constamment. C’est
comme si j’avais de petites antennes qui me permettent de capter les ondes dégagées par les différents mondes des livres, par les différents courants de pensée de leurs auteurs. Ces ondes, je les capte consciemment ou inconsciemment. Là par exemple, j’ai un petit livre qui présente le conte du Petit Poucet 5. Il faut bien préciser que l’histoire se raconte en images, sans qu’il y ait des mots cette fois-ci. On y voit le Petit Poucet et ses six frères qui portent des bonnets. La couleur bleue de ces bonnets me fait penser au miroitement de l’eau et aux piscines de David Hockney en particulier. Cela me renvoie au miroitement de l’eau de la Meuse. Tout d’un coup, le fleuve me ramène à une pensée de Jean de Ruisbroek par rapport au raisonnement. Selon ce mystique flamand du Moyen Age, un raisonnement continue son cours comme un fleuve d’eau douce au milieu de la mer. Elle m’avait fortement marquée, cette pensée. C’est vraiment une image. Ma façon de travailler présente donc aussi un caractère associatif, il convient de le remarquer. » 6
Sarah Willems, Université de Gand
Notes:
- LAPLANCHE J. et J.-B. PONTALIS, Vocabulaire de psychanalyse, 4e éd., Paris, Presses Universitaires de France, 1973, pp. 36-38. ↩
- FREUD S., « Cinq leçons sur la psychanalyse », in FREUD S., Cinq leçons sur la psychanalyse suivi de contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique (Petite Bibliothèque Payot, 84), Paris, Editions Payot, 1975 (1910 a), pp. 7-65. ↩
- ROUDINESCO E. et M. PLON, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, 1997, pp. 886-887. ↩
- Voir CORILLON P., Le diable abandonné, t. I, Nantes, Editions MeMo, 2007 et CORILLON P., Le diable abandonné, t. II, Nantes, Editions MeMo, 2008. Le troisième épisode apparaîtra en mars 2010, aux Editions MeMo également. ↩
- CAVATER W., Le Petit Poucet [une imagerie d’après le conte de C. Perrault], Paris, Adrien Maeght, 1979. ↩
- CORILLON P. [propos recueillis par Sarah Willems], 09/08/2009. ↩