La lutte des chomeurs en Belgique

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Seconde moitié des années 90, contaminés par un mouvement qui vient de France, plusieurs collectifs de chômeurs se créent en Belgique. Ils constituent une petite foule très hétéroclite. À l’époque, le plan d’accompagnement des chômeurs n’existe pas. Le dispositif qui harcèle les allocataire sociaux, ce sont les visites domiciliaires – des descentes d’agents très spéciaux, dispensés de fournir des paperasses dans le genre mandat. Si l’ensemble des collectifs de chômeurs revendique l’arrêt de ces pratiques, ça diverge pas mal sur les perspectives et les méthodes – certaines expériences instituant une rupture stylistique radicale.

« Chômeurs pas chiens » intervient à même les files de pointage en utilisant les techniques du théâtre-action. L’analyse et les revendications se construisent a posteriori – en travaillant les réactions des chômeurs comme matériau de base. C’est le début de la fin pour l’intellectuel d’avant-garde : il ne s’agit plus d’appliquer un cadre idéologique à la réalité mais de penser à partir de situations vécues, incarnées – en d’autres termes, par le milieu.

À Bruxelles, le « Collectif de Chômeurs Autonomes » (CACH) opère dans le cadre d’une stratégie de grande envergure qui se veut résolument mutante. Là encore, double question de style : « Premièrement : repenser la question d’un engagement innovant en dehors des formes classiques du parti ou du syndicat, qui soit susceptible de créer de nouvelles formes d’expression et de coopération. Deuxièmement : comment créer du lien, de la transversalité entre les différentes luttes que nous menons (chômage, sans-papiers, transports, OGM…). 1»

Quand les Liégeois organisent un «Carrefour des Luttes » (1998), ils croisent forcément les Bruxellois. S’écrivent alors quelques pages épiques et significatives. Le 8 mars 1999, la ministre de l’emploi (Miet Smet) doit remettre le prix « Marie-Claire » à « la femme d’entreprise de l’année » – une cinquantaine de « terroristes pâtissiers » frappe l’assistance : Madame Smet elle-même se prend une tarte dans la tronche. Quelques mois plus tard aura lieu la fameuse occupation de l’Onem à Liège 2.

Fin du XX ième siècle/début de XXIième, le ministère de l’emploi passe aux mains des socialistes (Onkelinx d’abord, Vandenbroeck ensuite). Sur le moment, on pourrait croire à la victoire des « rebelles » : on assiste à l’arrêt des visites domiciliaires et même à la suppression de l’article 80 (qui régit le statut et le montant des allocations des cohabitants). Aujourd’hui, on sait que c’est « plus compliqué que ça » : l’Etat social devient actif – on assiste à l’intégration des dispositifs qui aboutiront au plan d’accompagnement des chômeurs.

Entretemps, les collectifs de la fin de deuxième millénaire se sont dissouts – ce qu’il ne faut pas confondre avec une preuve d’échec, puisque ça peut signifier exactement le contraire. La connexion Liège-Bruxelles – la frange autonome et expérimentale – passera par la case tribunal pour s’en sortir plutôt pas mal (mais seulement sur la longueur)[2]. Et laissera surtout un héritage pragmatique et « théorique » considérable : le laboratoire ouvert (entre autres) par le CACH et «Chômeurs pas chiens » n’a jamais été véritablement fermé.
Il s’agissait alors, et il s’agit toujours, d’envisager l’action politique et la société de manières « différentes » et problématiques : le lien social ne se tisse plus sous l’impulsion de la « volonté générale » (portée par l’avant-garde ou bien par nos « représentants »), il se construit de proche en proche (et de pair à pair) au travers d’une sorte de patchwork d’expériences minoritaires. La question cesse d’être celle de la réalisation et du maintien de l’unité : il s’agira désormais de réussir des
sutures.

L’action et le discours politiques se pensent dans l’expérience située – et il faut connecter les expériences forcément minoritaires. Ainsi, lorsque le coût des billets de train rend difficile l’organisation du travail entre Liège et Bruxelles, des membres du CACH et de « Chômeurs pas chien » créent le « Collectif sans ticket » (CST) 3. Ou comment retourner un problème, que d’aucuns jugeraient «personnel » ou (au mieux) « marginal », en question politique pertinente – sans tomber dans le piège du particularisme. C’est tout l’attrait des mouvements « minoritaires » que de réussir à produire une pensée libérée des fantasmes du peuple pour se connecter directement sur le quotidien.

La « méthode minoritaire » employée par le CACH et «Chômeurs pas chiens » débouche, notamment, sur des « découvertes » théoriques fécondes. L’idée d’un revenu inconditionnel, individuel et garanti permet de littéralement bombarder les conceptions de l’intégration sociale, de la production, de la richesse 4. Il va sans dire que ces deux collectifs n’ont pas inventé les mouvements minoritaires, le revenu garanti ou bien la pensée par le milieu. Leur expérience a permis l’intégration d’un réseau de production de concepts, de pratiques et de méthodes qui fonctionnent sur le mode de l’open source – où les utilisateurs sont potentiellement concepteurs.

En d’autres termes, la mutation stylistique tient du grand saut paradigmatique, et n’a rien à voir avec un relooking de façade pour action de comm’.

Notes:

  1. extrait du texte « Quel avenir pour les nouvelles formes de contestation en Europe ? » (http://cst.collectifs.net/Quel-avenir-pour-les-nouvelles
  2. voir « “ONEM” pas les Procès », C4 sept/oct 2008 (http://c4.agora.eu.org/spip.php?article1357).
  3. voir http://cst.collectifs.net/Le-CST-en-2-mots.
  4. Et ces collectifs n’ont pas titillé que le pouvoir politique. La gauche travailliste n’a pas toujours été amusée par leur position. Quand « chômeurs pas chien » propose d’inviter Yann Moulier-Boutang pour une conférence débat organisée par le collectif « Argent fou », les propos de ce tenant de la « nouvelle économie » déclenche l’hystérie collective chez le public de gauche unitaire – qui croyait aller écouter Matteo Alaluf lui montrer la voie…

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