Du mouvement ouvrier aux émergents

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Dans les années vingt, un premier cadre légal fixe « les conditions générales d’octroi de subventions aux œuvres complémentaires de l’école », qui permet de les subventionner. En 1929 est créé le Conseil Supérieur de l’Education Populaire, ancêtre de l’actuel CSEP (Conseil Supérieur de l’Education Permanente). A noter qu’en France, on reste fidèle à l’appellation « éducation populaire », que l’on rattache à la grande tradition républicaine en faisant remonter ses origines à Condorcet et son fameux rapport sur «L’organisation générale de l’instruction publique ». Dans les années 1970, un corpus de textes sur l’éducation permanente est publié par l’Unesco 1. L’époque est propice aux remises en questions parfois radicales. Dans la queue de la tornade 68, le cadre légal sera une première fois révisé en 1971, puis en 1976 un décret « révolutionnaire » redéfinit la nature de l’éducation permanente, fixe « les conditions de reconnaissance et d’octroi de subventions aux organisations d’éducation permanente des adultes en général et aux organisations de promotion socioculturelle des travailleurs ». De plus, il formulait de généreuses promesses quant au financement. En 2003, un nouveau décret est adopté, à l’issue d’un long processus de concertation sectorielle, modifiant principalement le mode de subvention et suscitant de grandes espérances auprès des associations dites « émergentes ».

Mais finalement, que recouvre au juste l’éducation permanente, est-ce un concept, une notion ou un mot-valise ? Qui doit le prendre en charge et quels en sont les acteurs ? Deux questions auxquelles il n’est pas simple de répondre, tant elles sont l’objet de controverses. Disons qu’il y a plusieurs façons possibles de faire de l’éducation permanente et qu’il est malaisé de ramener à quelques mots la définition et le contenu des démarches, réflexions et pratiques complexes. Les textes de loi eux-mêmes sont polysémiques, sujets à interprétations diverses, voire flous et changeants. « Une des conceptions à la base de nos décrets trouve son origine dans la résistance durant la Deuxième Guerre mondiale et les expériences collectives d’action et d’autoformation. Deux aspects sont à souligner : la mise au point d’outils de formation et d’action adaptés à tous les niveaux d’études et socioprofessionnels ainsi qu’une orientation de démocratisation de la culture qui cherche de nouvelles voies. » 2 Il y aurait quelque 600 associations et organismes relevant de l’éducation permanente : celles liées historiquement au mouvement ouvrier, comme le MOC par exemple, celles liées à une formation politique, comme le GSARA, celles relevant de l’« écologie », comme Nature et Progrès ou Inter Environnement, et celles dites « émergentes », plutôt urbaines et culturelles, comme Radio Panik ou le Cinéma Nova.

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Le collectif Bigoudis

Suite au décret de 2003, un certain nombre d’associations outsider ou «émergentes » font entendre leur voix en publiant quelques cartes blanches bien senties dans la presse. Une plate-forme « [Bigoudis->http://www.bigoudis.org/] » se met en place, à laquelle ont participé une septantaine d’organisations dont certaines reconnues dans l’ancien décret. Elle accouche d’un livre, « Des tambours sur l’oreille d’un sourd », qui décrit et analyse le processus de réforme du décret. Six ans ont passé. Où en est-on ? Interview de Fabrizio Terranova, membre de la plateforme et co-auteur du livre.

C4: Les bigoudis, c’est parce que quand vous avez vu le nouveau décret, vos cheveux se sont dressés sur la tête ?

Fabrizio Terranova: Le nom nous est venu à la vue d’une affiche parue dans C4. Il s’
agissait de regrouper en plate-forme ceux que l’on appelle les « émergents», qui entendaient avoir leur mot à dire dans le processus de réforme du décret de l’EP. Cette plateforme ne prétend pas représenter tout le secteur, elle fonctionne de manière affinitaire, mêlant des associations qui se connaissent par ailleurs et quelquefois collaboraient déjà ensemble. Elles sont « émergentes» dans la mesure où elles estiment n’être pas reconnues pour le travail d’EP qu’elles fournissaient jusqu’ici.

C4: Le titre du livre aussi est un peu cryptique… ?

F.T.: Ce travail émane, et s’adresse à, des usagers de l’EP. Il rend assez bien compte de l’écart entre l’ouverture née de la volonté de réforme du décret de l’EP et la fermeture quasi instantanée. Les dispositifs démocratiques mis en place par les cabinets se sont révélés hautement problématiques. Rien n’était pensé pour insérer la parole amenée par les « émergents », qui se sont invités au débat, dans un dispositif technique. Tout est censé se fonder sur un présupposé de base, réductible à la ritournelle bien connue : « Faites-nous confiance ! », un mot d’ordre qui n’empêchait nullement le rabattage habituel (« trop idéaliste », « trop soixante-huitard », etc.), ni d’être ramené à la figure imposée du lobbyiste. Ce livre, qui n’était pas, à l’origine, destiné à être public, est l’incarnation de ce grain de sable qu’ont été, un moment, les «émergents ». L’idée était de fabriquer un objet actif à partir du moment où la parole n’avait pas été efficace

C4: Le nouveau décret de 2003 a fait l’objet d’un certain nombre de critiques de la part d’associations reconnues dans le cadre de la réglementation précédente et candidates à la reconnaissance dans le nouveau décret ou parfois de la part de celles qui sont déjà reconnues ?

F.T.: A l’origine de la mobilisation de la plate-forme, il y a la volonté de prendre au mot le ministre Demotte [en charge de l’EP en 2003]. Sa première note d’intention parlait de « couper les branches mortes », comprenez : des associations déjà reconnues qui ne font plus d’EP, notamment des associations qui gravitent autour du PS, et qui pourraient laisser la place à des «émergents ». Une telle violence dans les termes étonne de la part d’un ministre. Elle a en tous cas ouvert une brèche dans laquelle quelque chose a pu se jouer. Elle offrait la possibilité aux associations de se réapproprier les concepts fondateurs de l’EP, de prendre ses énoncés littéralement, et d’aiguiser un rapport de force constructif avec le pouvoir politique. Cette volonté s’est vite heurtée à une fin de non-recevoir : la plate-forme s’est vue cantonnée à un «lobby des émergents » avec lequel le cabinet entendait se résoudre à négocier sur le mode de : «Vous faites des propositions et on décide ». Avantage collatéral : le « débat » a permis des points d’accroche entre des reconnus et des non-reconnus. Des anciens, « essoufflés », se sont retrouvés dans « l’idéalisme » de certains « émergents ». Tout le jeu politique a consisté à démanteler ce pont possible, à briser l’articulation entre une pensée « émergente », caractérisée par un autre manière, plus micropolitique, d’envisager le combat politique, et des manières de faire déjà installées.

C4: Le sous-financement chronique est-il seul en cause ?

F.T.: Ouvrir la discussion et la refermer sur des arguments (notamment) financiers est assez déprimant. «La réalité nous oblige à faire des choix » est une autre ritournelle, souvent entendue, derrière laquelle se profile la douloureuse question des critères. Ceux-ci se révèlent très compliqués à déterminer pour accueillir l’émergence. La masse de travail à accomplir dans les petites associations n’est souvent possible que par le bénévolat, catégorie totalement impensée par les cabinettards, pour lesquels tout doit se justifier par le salariat. La plateforme avait pourtant lancé la proposition d’un subside ponctuel qui renforce une action d’EP sans mobiliser la lourde artillerie du salariat. Elle n’a pas été entendue.

C4: Le
décret de 1976 distinguait les associations actives en milieu populaire 3 des autres…

F.T.: Le glissement du « populaire » au « minoritaire », proposée par les « émergents », n’a pas été entendu au moment de la réforme du décret. Le mouvement populaire n’est pas le folklore auquel on veut souvent le ramener. La conception du minoritaire, des micro-luttes qui sont autant de manière de cartographier le terrain politique, permet de complexifier salutairement la donne. Evacue-t-elle la lutte des classes ? Bien au contraire. Comme le pointe très à propos le philosophe Jacques Rancière, la culture populaire est beaucoup plus inventive que le portrait qu’on en fait habituellement. La pédagogie sous-jacente à l’EP est toujours une pédagogie qui se base sur un prétendu manque à remplir et non sur une force. Elle postule, comme le dit si bien Rancière, que l’égalité des intelligences reste la plus intempestive des pensées que l’on puisse nourrir sur l’ordre social.

C4: Tout est-il joué ou y a-t-il un combat à mener ? Et comment faire ?

F.T.: La où il y a quelque chose à jouer, c’est pour la première évaluation de la mise en application du décret. Et ça gronde déjà, paraît-il, y compris du côté des mastodontes. Sans doute y a-t-il des choses à faire valoir, à rediscuter, à rouvrir. Si des micro-associations, très actives dans des domaines qui paraissent très fragmentés, se mobilisent pour réclamer une part du gâteau et réclamer un financement, ce sera autant de gagné sur la résignation. Le travail des « Bigoudis » s’est voulu de contre-expertise. S’il a pu contribuer à éveiller une sensibilité, il n’aura pas été vain.

Propos recueillis par Vinz Otesanek

Notes:

  1. Voir Jean-Claude Forquin, « Les composantes doctrinales de l’idée d’éducation permanente. Analyse thématique d’un corpus international (Unesco) », L’Harmattan, 2002.
  2. Jean-Pierre Nossent, « L’éducation permanente : une définition qui se cherche ? » : http://www.ihoes.be/PDF/Nossent_education_permanente_definition.pdf
  3. Chapitre II, De l’octroi de subventions aux organisations de promotion socioculturelle des travailleurs

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