Mon cousin Floch

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Mon cousin Floch est venu au monde par la mer. Tante Floch n’a jamais rien voulu en savoir et a gardé une dent contre celui qu’elle appelle tout de même mon fils. Floch n’aspirait pas à devenir un homme, sa vocation était plutôt celle d’un chewing-gum collé dans les cheveux. Il nous le fait payer.

Mon cousin Floch est un casseur d’ambiance. La fréquentation des autres le met mal à l’aise, remue le mal-être qui l’habite, en fait une pâte qu’il malaxe au fond de l’estomac avant de la recracher sous forme de sarcasmes ou de remarques désabusées. Il savoure les grimaces et les rires étouffés qu’il provoque. Cette asocialité fait d’ailleurs de Floch un être recherché. Les gens aiment la gêne, il n’y a qu’à regarder autour de soi. Au baptême d’un enfant mort-né, lors de circoncisions réussies ou pour l’enterrement de suicidés qu’il gratifie une dernière fois de ses considérations désobligeantes, mon cousin est souvent convié à porter un toast ou l’autre. Mais son plus grand plaisir est de mourir au mariage d’un ami. Une flûte de mauvais champagne à la main, Floch évoque l’ennui que provoquent chez lui ces réjouissances obligatoires, l’immanquable faillite des rencontres amoureuses, les rivalités familiales, puis, dans un râle puissant, il s’évanouit définitivement sous le regard désabusé de son public ébahi. Il y a toujours sur place un trouble-fête pour venir constater le décès et mettre fin aux noces. Le père de la mariée remballe les buffets, décommande l’orchestre et annule à grands regrets le feu d’artifice. Ça n’est que bonheur, Floch a toujours préféré les bombardements.

Mon cousin Floch ne prend pas de pincettes quand il refoule un mendiant. Sa bonté ne fait qu’un tour et il ose tous les affronts pour éloigner le misérable solliciteur. Vas-tu me présenter une bouche propre et un teint clair rugit-il comme pour humilier. L’intrépide, ne sachant saisir le sens comique de mon cousin, en vient aux poings. A tort. Si Floch est mon pongiste préféré, il est aussi champion de savate. Quand on lui vole dans les plumes, il fait surgir ce bel athlète. Ça craque de partout. C’est un régal pour les badauds, ils se font des commentaires et applaudissent chaque coup porté. Les cafetiers sortent les terrasses, Floch fait durer le plaisir. Il enchaîne les claques et d’autres brutalités avec une dextérité si peu commune que l’indigent, proche de l’évanouissement, se prosterne dans un souffle exalté. Appâtée par l’enthousiasme du public, la maréchaussée se mêle au spectacle et interdit les coups adressés de sous la ceinture. Floch, triomphant, tord le bras du vaincu. Les habiles policiers embarquent le commotionné sous les crachats et les injures d’une foule apeurée par l’agression dont s’est rendu victime mon pauvre cousin. S’il existait une médaille du sens civique, Floch en serait l’épingle.

Quand la vie l’ankylose, Floch gagne Ostende, allume une cigarette et s’enfonce dans un café corsé pour ne plus en bouger. Il déteste la plage, le sable qui s’incruste, la monomanie cultivée des touristes à exposer leurs corps gras et blancs ; le fourmillement larmoyant des gamins, la mine ridicule des géniteurs affublés d’une pelle et criant aux gosses de laisser le château en paix, tout ce manège débecte Floch. Mais Ostende est sa ville adorée, son petit bout du monde, son poumon favori. Il raffole de ses odeurs sauvages, de son cocasse inquiétant et du spectacle un peu forain des vieux qui défilent en tremblant sur la digue. Il l’appelle la mort qui danse et commande une ambrée en charmant sournoisement la serveuse, une bien grosse qui ne quitte pratiquement son Touquet que pour jouer aux cartes les jeudis après-midi. Elle s’enivre d’interminables parties de valet puant avant d’y revenir titubante et amoureuse. Floch consent vivement à sa camaraderie. Il brasse les amourettes à la côte, se fard en marin apprivoisé, mais la force des marées le ramène inévitablement seul en son port initial. Les jolis tempéraments qu’il courtise réclament toujours à l’inflexible gaillard une
promenade en bord de mer. Celle-ci grogne, le visage collé au museau de Floch qui se débat, puis le jette du Touquet en braillant des menaces comme les commerçants honnêtes font avec un vagabond. Traumatismes mal guéris de l’enfance, mon cousin reste terrorisé par les chutes de cerfs-volants. De nuit même, il les entend qui plongent de partout.

Quoiqu’il possède une verve très fleurie, mon cousin Floch ne parle pas le langage des fleurs. Il cache en lui des trésors d’insanités qu’il ne peut s’empêcher de dévoiler dès qu’il entrevoit un sourire complice. Floch est obsédé par ce qui se passe sous la ceinture. Les raclements de gorge et l’irritation qu’il provoque chez l’auditeur le rendent tout simplement intarissable. Mon cousin ouvre sa manne à souvenirs et c’est votre vie qui bascule, pour un temps, dans un gouffre d’hébétement et de complexes. Sa cocasse compagnie permet d’imaginer plus amplement ce que dissimulent les rideaux pudiquement tirés. Vous ne pouvez donc pas vous empêcher de tendre l’oreille, de scruter chaque clignements d’yeux pour peser le vrai du faux, puis de vous laisser gagner par l’excitation du voyeuriste. Mais Floch sait de quels récits jouer pour titiller votre écœurement. Il parle de femmes plus belles, plus bourgeoises qu’en réalité ; raconte à sa façon les manières dont il use pour les rendre perméables à ses désirs et ensuite les salir. A la douceur, elles préfèrent la douleur se justifie-t-il quand son interlocuteur paraît tourner de l’œil à l’évocation d’un bassin qui craque. C’est si peu courant. Floch triomphe. Mais il lui reste un fantasme à réaliser dont il ne pipera mot. Il l’appelle l’hélicoptère. Il s’agit pour mon cousin de faire pivoter la dulcinée à grande allure autour de son membre, rendu mou par les vicissitudes de la vie nocturne. Ça n’a jamais fonctionné. Et quand il sent qu’il va une fois encore rester cloué au sol, mon cousin déploie de plus violents efforts, avant de congédier l’étourdie dans un soupir de défaite. Gentleman, il lui glisse toujours un petit billet pour payer le trajet qui l’emmènera à l’hôpital. En vérité, je le sais, quand Floch reçoit chez lui une dame, c’est qu’elle est aisément corruptible.

La vie commence par une belle fin, philosophe Floch autour de six verres à moitié plein. Dispenser des recommandations aux égarés du quotidien, certains pensent que c’est un travail, c’est au contraire un savoureux passe-temps. Mon cousin est le meilleur ami du peuple, il ne fait pas payer ses consultations et n’importe quel café sordide peut se muer en cabinet. Un assidu nommé Pino s’apprête à poser une question. Il couvre un rot de sa main grossière et souffle l’air derrière son épaule gauche. Le cannibalisme est-il une mauvaise qualité ? Floch se pince l’oreille : C’est contre la morale, mais qui manges-tu ? Pino éclate d’un rire étrange, il se dresse sur sa chaise, relève une jambe de son pantalon et présente à la tablée un mollet abîmé. Puis il crache des petits bouts de chairs qui amerrissent dans les jus divers. Très rapidement, l’endroit se vide. Floch se lance dans un tête à tête halluciné. L’ennuyeux, c’est l’haleine, improvise-t-il, je crois qu’il va falloir soigner ça. Qu’est-ce que tu bois ?
Là où la vie tousse, Floch se sent respirer. On l’invite dans les banlieues, il appose les mains sur le front des enfants, préconise des potions plus ou moins inefficaces aux auscultés. Sa parole est incontestée, et même si elle cause du tort, mon cousin part avec la satisfaction d’avoir été pris pour quelqu’un qui compte. Ça lui fait grand bien de prétendre lire.

Les sens s’aiguisent durant une pluie d’orage. Un homme en colère a souhaité que Floch ne passe pas la nuit. Mon cousin est mort gravement; la nature tait donc des sortilèges insoupçonnés. Pour me convaincre qu’il ne s’agit pas d’une farce, l’homme est aussitôt funéraillé. Son assassin s’approprie mon épaule : je n’y ai pensé qu’une seconde, couvert par le tonnerre. Un gamin tiré au sort dépose aux pieds de chacun un peu de la terre qui couvrira le sommeil de mon cousin. Mes joies
goûteront désormais la poussière. Pour tromper la peine, j’exécute un cumulet. Il n’y a pas figure plus amusante, un tyran y gagnerait des partisans. Les bouches s’élargissent et quelques voix se répandent pour évoquer la mémoire du défunt, les mesquineries qu’il pensait enterrer, le fond sale de ses pantalons et l’absence de sa mère partie voir les courses à Ostende. Elle ne l’appelle déjà plus mon fils. C’est la valse des anecdotes. Je n’aime plus les chaussures que je porte, elles me font un mal de chien. Floch les avait dérobées à un vieillard assoupi dans un parc. Nous rions de bon cœur tandis qu’une farandole quitte le cimetière en chantant. Il faut pouvoir s’amuser en toute circonstance. La douleur s’évanouit presque instantanément, laissant de nos chagrins un souvenir aussi dissipé que la collection d’allumettes que l’on avait débutée étant enfant.

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