Prendre l’ « été » avec des pincettes. Avec un nuage de l’ « est ». La fantasmagorie n’a rien à voir là-dedans.
Identités mouvantes, mutantes, en perpétuel de-venir. Table rase de l’a-venir ? Et d’ailleurs, d’où venons-nous ? Les repères s’éclipsent, les discours changent, les climats varient, et l’on ne cesse d’entendre des discours ancrés dans le « durable ». Etrange, non ? Et nous voilà comme suspendus dans une galaxie nébuleuse où les vécus des uns et les fictions des autres résonnent d’un même « ré » quelque peu strident, comme en écho aux curiosités paradoxales qui nous tiennent lieu de ré-alités sociétales. Les surréalistes voulaient changer le monde et libérer l’homme des carcans. Et nous voici dans un monde tout en mutations, où les carcans eux-mêmes sont qualifiés de « surréalistes».
« Radio Titanic » disait : « Avant, la situation était grave, mais pas désespérée, maintenant la situation est désespérée, mais ce n’est pas grave!». Un mot d’ordre (de dés-ordre ?) que le journaliste André François utilise pour décrire l’esprit de l’émission «Strip-Tease », dans son interview où il passe du côté des « Strip-Teasés ». Son enfance, un concentré de bonheur face à une usine chimique, lui a donné cette faculté de « naviguer dans quelque chose d’à la fois tragique et comique, où le comique compense tout le temps le tragique ». K.S., petit-fils de Djinn, navigue, lui aussi, de l’Iran, dont il est originaire, à la Belgique, où il vit depuis l’âge de seize ans. Là, il est résolument chez lui, les rues, les paysages lui appartiennent, mais il ne comprend plus les gens qui y vivent, et inversement. Ici, chaque trottoir lui rappelle qu’il est en terre étrangère, mais il se sent proche des gens. Et les histoires de Nasr Eddin Hodja, un personnage de contes célèbre au Moyen-Orient, lui ont transmis cette capacité de distanciation, de léger décalage, facilitant l’appréhension du chaos du monde. Marie, elle, envisage d’épouser la jeune dame d’origine péruvienne qui travaille quelques heures par semaine chez elle afin qu’elle puisse enfin obtenir des papiers. Ou comment l’imperméabilité de nos frontières et de nos consciences au sort des migrants transforme le mariage en technique de lutte.
Surréalisme ?
Pendant ce temps, les curiosités paradoxales qui nous tiennent lieu de réalités sociétales s’enfilent, perle à perle, sur un collier qui irait très bien à Irène, la chienne de l’histoire de Karel Logist.
Ainsi, quand nos ministres inaugurent fièrement Biowanze, deuxième producteur de bioéthanol après l’usine de Gand, ils se gardent bien de dire que la mise à contribution de l’agriculture locale (betteraves et blé) pour la production du bioéthanol laisse un vide dans la filière alimentaire. Un vide comblé par l’importation de produits cultivés ailleurs, au Brésil par exemple, où la déforestation liée à la création de terres agricoles est responsable de rejets massifs en gaz à effets de serre…
Surréalisme ?
Et quand nos syndicalistes, surfant sur le politiquement correct absolu, défendent une semaine les sans-papiers, et la suivante leurs gêoliers?
Surréalisme ?
Ou plutôt, comme disait Paul Nougé, l’un des fondateurs du groupe surréaliste belge : «Exégètes, pour y voir clair, rayez le mot surréalisme ».
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Le regard de l’historien d’art : création de sens et émancipation
Jean-Patrick Duchesne 1 définit le surréalisme avant tout comme un mouvement littéraire, avec une méthodologie propre à la littérature. Afin de faire rejaillir l’inconscient, les surréalistes utilisaient un ensemble de techniques – cadavre exquis, écriture automatique – difficilement transposable en peinture.
Dans les arts plastiques, les artistes, confrontés au travail rationnel de la construction d’images, ont tenté de trouver des équivalents, ce qui a débouché sur une peinture se voulant libératrice, soit des choses enfouies en nous, soit des
conventions. En particulier, il s’agit d’affranchir le langage de tout sens préétabli et orienté, que ce soit religieusement, politiquement ou moralement, et de permettre ainsi une création permanente de signifiés, une entreprise hautement polysémique, qui varie entre les représentations de l’artiste et du spectateur et entre les représentations de chacun des spectateurs.
Cependant, suite à l’énorme succès rencontré par le surréalisme, son cœur de définition n’a cessé de se distendre jusqu’à désigner un fourre-tout traversé de lignes de tension et de fractures tant artistiques que politiques. Le surréalisme a fini par englober a posteriori une série d’artistes qui ne s’en revendiquaient pas et un ensemble de démarches tournant autour du fantastique, du vague et du mystérieux. De nos jours, « surréaliste » est devenu un adjectif commun, complètement galvaudé. Dire que la politique belge est surréaliste… La politique belge est-elle émancipatrice et libératrice ? C’est l’un des grands paradoxes du surréalisme, qui, voulant échapper à toutes les modes, a fini par en devenir une.
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Le regard de l’économiste : départ difficile et succès de masse
Avant toute chose, Marcus Wunderle 2 commence par rappeler que tout mouvement artistique présente une composante économique. Il est important de ne pas éluder cette question qui influe plus ou moins fort sur la démarche et la liberté de l’artiste. Sur sa liberté, en fonction de la discipline exercée et des investissements qu’elle exige : plus les investissements de départ sont lourds, plus la marge de manœuvre du créateur est restreinte. Sur sa démarche, en fonction de son désir plus ou moins grand de reconnaissance publique et/ou pécuniaire.
Le surréalisme n’échappe pas à cette règle ; cependant, l’aspect économique y est beaucoup plus marqué que dans d’autres courants, notamment à travers l’adhésion de masse qu’il a suscitée et la manne financière qui en a découlé.
Les débuts se sont pourtant avérés difficiles : railleries, refus d’exposition, films censurés. Au-delà de la nécessaire accoutumance du public à la nouveauté, les surréalistes ont sans doute souffert de leurs positions politiques très à gauche. Ils étaient perçus par les investisseurs potentiels comme de dangereux marxistes, à une époque où ce sujet était particulièrement sensible.
Par contre, une fois les premiers soutiens obtenus, le surréalisme a bénéficié d’un phénomène d’entraînement très rapide. D’une part, parce que le surréalisme se situe très fort dans l’image et, d’autre part, parce qu’il a compté parmi ses rangs des figures telles que Dali, qui avait intégré jusqu’à l’extrême la vente de ses œuvres – si possible à un prix faramineux – dans sa démarche artistique.
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Le regard du sociologue : force créative et critique radicale
Selon Bernard Francq 3, le surréalisme dans les arts – qu’il s’agisse de littérature, de peinture ou de cinéma – se définit avant tout à travers une manière de se comporter envers les objets, que l’on détourne de leur sens initial.
La sociologie a surtout retenu du mouvement artistique la création de réalités au plus loin du réel. Sera considéré comme sociologiquement surréaliste, l’individu qui refuse la réalité telle qu’elle est et vit dans un monde imaginaire qu’il ne maîtrise pas. Attention cependant à ne pas confondre cette attitude avec de la folie ; c’est notre façon de nous raconter des histoires, d’être utopistes. Dans l’éducation, les parents brident souvent les désirs de leurs enfants en leur répétant d’être réalistes et pragmatiques, de faire en fonction de ce qu’ils peuvent et non de ce qu’ils voudraient. En fait, réfréner l’esprit surréaliste revient à réfréner l’inventivité. Chacun d’entre nous a besoin d’une certaine dose de surréalisme, en tant que force créative.
Deux grands sociologues, Georges
Friedmann et Pierre Naville se sont, quant à eux, inspirés du surréalisme pour fonder la sociologie du travail en France. Contemporains de Breton, ils ont dénoncé les aspects les plus triviaux du taylorisme, en lui appliquant la critique radicale que prône et permet le surréalisme à l’égard des choses telles qu’elles sont organisées.
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Le regard du politologue : décomposition des apparences et dévoilement de l’invisible
Dans l’optique de Pierre Verjans 4, les surréalistes visent à dévoiler les facteurs invisibles à l’œuvre derrière une réalité apparemment objective. Pour cela, ils utilisent une grille d’analyse à double étage : tout objet est le produit à la fois des superstructures politique, économique, culturelle et des infrastructures de l’individu lui-même, divisé en strates – conscient, inconscient, subconscient – et mu par le ça, le moi et le surmoi. Ainsi, ce qui apparaît physiquement « table » est en fait généré par un travail social à plusieurs niveaux et la projection des perturbations infra-individuelles. Il s’agit en quelque sorte d’une décomposition des apparences, qui met en lumière la filiation des surréalistes à Marx et Freud. Le plus important ne se voit pas. À travers l’art, les surréalistes veulent révéler cet au-delà du réel par une démarche à la fois de sociologie des hauteurs et de psychologie des profondeurs.
Concernant plus particulièrement les liens entre surréalisme et politique, ils remontent aux origines du mouvement. Le Manifeste du surréalisme met clairement en avant l’impérieuse nécessité de s’engager en politique et s’inscrit radicalement dans une vision communiste. Cette posture a trouvé une incroyable résonance auprès des artistes contemporains et son influence, d’une importance phénoménale, a longtemps perduré. En France, dans les années ’50 et ‘60, il y avait tellement d’artistes qui appliquaient le communisme comme modèle de leur action sociale que l’on a pu parler de véritable paradigme marxiste.
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Le regard du philosophe :
profondeur tragique et exploration de nos angoisses
Pour Édouard Delruelle 5, aborder le surréalisme à partir de sa définition peut vite mener à un discours convenu. Ainsi, il a choisi de construire sa réflexion de façon un peu naïve autour de ses préférences en matière de surréalisme.
Le mouvement plonge ses racines dans la Grande Guerre de 14 – 18. Il faut s’imaginer Aragon et Breton, alors jeunes médecins psychiatres, de garde la nuit à Sainte-Anne, se lisant à haute voix les Chants de Maldoror de Lautréamont, avec pour réponse les hurlements des soldats devenus fous dans les tranchées. Un tel contexte a produit un type d’art qui, à la fois, renferme une vraie profondeur tragique, parfois jusqu’à l’horreur, et présente une dimension quasi métaphysique, à travers l’auscultation de nos angoisses et de notre face noire. C’est cette part sombre qui fascine Édouard Delruelle. A contrario, il constate également que lorsque le surréalisme lisse sa noirceur, lorsque son exploration ne va pas jusqu’au bout de la folie, il glisse facilement sur la pente publicitaire et marchande.
Si on se penche plus particulièrement sur les influences philosophiques du surréalisme, on s’aperçoit que Hegel et Nietzsche figurent en bonne position. Nietzsche, chez qui la volonté de puissance équivaut en fait à la force créatrice de nos pulsions et de notre inconscient, peut quasiment être considéré comme un précurseur du courant. Quant à Hegel, il est le philosophe de la dialectique, où la raison avance par ses contraires, donc par la démesure, et il a notamment écrit que “Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion”, c’est-à-dire sans aller au-delà de la raison.
Notes:
- Professeur d’histoire de l’art à l’Université de Liège ↩
- Chercheur en économie pour le Centre de recherche et d’information socio-politiques, le CRISP ↩
- Professeur de sociologie à l’Université catholique de Louvain ↩
- Politologue, chargé de cours adjoint à l’Université de Liège ↩
- Directeur adjoint du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, professeur extraordinaire de philosophie à l’Université de Liège ↩