Parler de « surréalisme », par rapport à « Strip-tease» en tout cas, de « pays surréaliste » ou d’«émission surréaliste », j’ai toujours eu l’impression que c’était une espèce de tic de langage. Le surréalisme, je suis simplement tombé dedans étant petit. J’ai toujours su que la « Cité radieuse » existait vraiment, que « Radio Titanic », cela existait vraiment ! Je suis né dedans en 46, dans un coin que personne ne connaît, le « fond du caleçon de la Wallonie», dans un petit hameau entre Sclessin et Tilleur. J’ai toujours coutume de dire : « du mauvais côté du terril du Standard », parce que, dans les années 50-60, tu avais les projecteurs d’un côté, du côté du terrain de football, et de l’autre côté du terril, tu avais le côté « off ». Là-bas, j’habitais « 36, rue Sous les Vignes ». Qu’est-ce que cela voulait dire « Sous les Vignes » ? Tu avais en face, sur la droite, à même pas cent mètres, une usine chimique qu’on est maintenant en train de dépolluer à grands frais. Le matin, quand on partait pour l’école, mon père disait – et il n’avait pas tort : « Respire à fond, c’est bon contre le rhume ! ». Mais, en face de cela, le monde était merveilleux, parce que c’étaient des prairies, des grands-pères italiens qui expliquaient au mien comment on cultivait les poivrons, les courgettes, et c’était un monde que je souhaite à n’importe quel enfant. C’était le bonheur devant une usine chimique. J’ai donc toujours vécu dans un monde aussi dramatique que dérisoire, que comique. Et c’est un peu ce regard qui a construit « Strip-tease ». Une tendance à naviguer dans quelque chose d’à la fois tragique et comique, où le comique compense tout le temps le tragique, ce qui est, à mon avis, typiquement belge.
De « Dessine-moi un mutant » à « Strip-tease »
« Strip-tease » a commencé juste après « Dessine-moi un mutant » à « Radio Titanic ». C’était la même veine. On a démarré sans trop savoir ce que l’on voulait faire, mais ce qui était sûr, c’est qu’on voulait faire du « Belge ». A l’époque, on était tous des journalistes avec, déjà, un certain regard sur notre métier et sur le monde dans lequel on vivait. On revenait alors de ce que l’on appelait « le grand reportage à l’étranger», ce dont on avait complètement marre. On en avait assez de ramener de pays lointains une vision faussée de choses exotiques que personne ne pouvait réellement comprendre. Ce qu’on voulait faire, c’était se confronter au public belge, dépeindre le pays dans lequel on était, et être contrôlés par ceux qui y vivaient quant à savoir si on en donnait une image honnête.
En effet, je n‘ai jamais cru au journalisme qui « déshabille » la société, qui prétend la mettre complètement à nu et la montrer telle qu’elle est. Par contre, « Strip-tease », c’est un titre qui me convenait bien. Parce que je ne crois pas qu’une effeuilleuse, sur scène, montre l’essentiel de l’essentiel. Je ne crois pas qu’une strip-teaseuse montre son « âme ». C’est très prétentieux de penser que le journalisme montre «l’âme » d’une société. Je crois qu’on s’arrête toujours à certaines apparences, et qu’heureusement les gens gardent pour eux une sorte de « jardin secret ». Au moment où on a lancé « Strip-tease », il existait alors une autre catégorie de journalistes, qui rêvaient encore d’utiliser la télévision pour « le grand soir », «la lutte finale », etc. Pour nous, c’était différent. On regardait les choses, non pas avec indifférence, mais avec un certain recul. C’est pourquoi on a toujours essayé de naviguer entre une position qui serait : «Ce n’est pas si grave qu’on ne le dit », et, en même temps : « On n’est pas indifférent à ce que l’on voit ». Quelque chose entre les deux. En fait, cela rappelle ce que disait déjà « Radio Titanic » : «Avant, la situation était grave, mais pas désespérée, maintenant la situation est désespérée, mais ce n’est pas grave ! ».
Autodérision vs Sinistrose
Ce regard questionnant sur des phénomènes sociaux, bien sûr, ce n’est pas
spécifiquement belge. Ce qui est belge, c’est la « manière ». C’est ce que l’on appelle probablement « l’autodérision », dont on est beaucoup plus capables naturellement que d’autres, que les Français par exemple. Pourquoi, je n’en sais rien ! Est-ce que les Français ne sont pas en train de regretter éternellement la mort de leur roi qu’ils ont assassiné ? La perte de leur empire colonial gigantesque ? L’étiolement de la langue française à travers le monde ? Pour l’instant, les Français ont l’impression de perdre des choses. Ils tirent la gueule à tous les coins de rue, comme si leur empire était de jour en jour en train de s’écrouler. Mais nous, on s’en fout, on n’a jamais eu vraiment d’empire. Et surtout, on a cette formidable capacité, qui nous sauve de la sinistrose, et qui est, me semble-t-il, de rire de soi-même.
L’autodérision, oui, c’est très belge. L’humour juif ou l’humour anglais, ce n’est pas du tout la même chose! C’est beaucoup plus intellectualisé, plus subtil, là où il y a un côté « pataud » sympathique chez nous. Ici, tu n’hésites pas sur la mayonnaise ! Tu en remets une couche… Mais, si je ne vois pas de point de comparaison ailleurs, c’est peut-être tout simplement parce que la Belgique n’a jamais existé. C’est un agglomérat de territoires qui se sont faits transpercer pendant des siècles du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest. Une création de 1830, une espèce d’anecdote, de patchwork, qui n’a absolument aucune fibre nationale.
« Et ça fait des grands schlurppp… »
(J. Brel, Ces gens-là)
Ainsi, « Strip-tease », en France, a été très légitimement adapté à la réalité française, et on voit des différences assez nettes dans les deux magazines, dans les sujets, dans le langage télévisuel aussi. Je pense par exemple que les Français parlent beaucoup pour, au total, « quand on a fait fondre la graisse », ne pas dire grand-chose de signifiant, et que les Belges parlent très peu, voire pas du tout, pour finalement obtenir quelque chose de très lourd, de très expressif. Filmer,comme on l’a fait, pendant six minutes, la manière de manger son potage d’un vieil agriculteur de 80 ans, sans un mot, avec ses deux fils de 60 ans en face de lui, en dit plus long que n’importe quel discours.
A côté ce cela, je peux dire que, dans l’histoire interne de « Strip-tease », c’est-à-dire pendant dix-huit ans et 500 numéros, il y a eu plein d’histoires vraiment surréalistes ! Comme on était assez atypiques dans le paysage audiovisuel, on a vite été repérés et sélectionnés dans divers festivals. Puis, on a trouvé un accord avec FR 3 pour en faire un magazine mensuel. Ce qui est franchement surréaliste, c’est que les Français ont acheté le label, mais sans rien payer du tout à la RTBF ! Ils ont tout simplement pris les deux producteurs de l’émission qui, en congé sans solde, allaient passer à Paris la moitié de la semaine pour démarrer le magazine en France à travers une boîte de production privée qui fournissait le magazine « clés en main » à FR 3. Autre exemple, pendant des années la RTBF a refusé la commercialisation de nos archives et la sortie des numéros de « Strip-tease » en DVD. On nous disait : « Cela ne marchera jamais ! Cela n’intéresse personne ». Finalement, de guerre lasse, on est allés trouver des producteurs français. C’est l’un d’eux, Marin Karmitz, de « K2 », celui qui a restauré les copies de Chaplin et qui est l’un des plus grands producteurs cinématographiques européens, qui s’est intéressé à nous, a racheté tous les droits et a dépossédé la RTBF, dans un contrat absurde, du suivi des archives de «Strip-tease ». Et cela marche ! A présent on en est au cinquième coffret, et on en vend des dizaines de milliers à chaque fois. C’est là qu’on voit que c’était tout de même un bon magazine d’information, et que les choses que l’on a montrées il y a vingt ans avaient suffisamment valeur universelle pour intéresser les gens aujourd’hui.
Strip-teasable or not strip-teasable ?
Ma vie a construit mon regard de journaliste, mais elle aussi pourrait
sûrement faire l’objet d’un « Strip-tease »… Parce que je suis ce que l’on a toujours recherché : le mouton à cinq pattes ou la table à trois pieds. En sachant que cela, ce n’est que l’apparence : « Strip-tease », c’était un magazine d’information où l’on réfléchit à de vrais sujets de société . Mais à travers des personnages qui l’expriment de façon beaucoup plus forte que le formatage habituel de la télé. A cet égard, je respire la condition humaine ! Avec un caractère qui a toujours été outrancier, que cela soit dans le creux de la vague, ou au sommet de la vague. Et les moments de crise chez les gens sont sûrement les plus intéressants à filmer, c’est sûr. Ma vie a été formidablement heureuse, et épouvantablement chaotique. Je suis passé du rire aux larmes à tout moment, et cela peut encore m’arriver maintenant. Je suis donc strip-teasable! Mais qui ne l’est pas?