« Exégètes, pour y voir clair, rayez le mot « surréalisme » », écrivait Paul Nougé, l’un des fondateurs, avec Magritte et Scutenaire notamment, du groupe surréaliste de Bruxelles.
Force est de constater que le conseil de Nougé a dû se perdre en route , le vocable essaimant au fil des ans sur le mode exponentiel, tous contextes et contenus confondus… De sorte qu’aujourd’hui, on ne s’étonnera pas qu’un mordu de foot, à propos d’une équipe de troisième division qui vient, après des décennies de mauvais classement, de monter en seconde, dise haut et fort : « c’est surréaliste ! »
« Il y a un vrai dévoiement du mot ‘surréalisme’», explique Xavier Canonne. « Aujourd’hui, n’importe quel homme politique, n’importe quel météorologue, n’importe quel agent de la circulation trouvent que ‘c’est surréaliste’ ». Un dévoiement qui, nous dit-il, s’est produit de la même manière avec le vocable « romantisme ». « Alors qu’il s’agit d’un mouvement qui a été intense et dont les œuvres comportent une vraie violence, aujourd’hui, lorsqu’on parle de romantisme, ça nous fait penser aux amoureux de Penney ou à Richard Clayderman jouant du piano avec à ses pieds un lévrier blanc » précise Canonne. Selon lui, le surréalisme serait devenu chez nous un argument de vente, « au même titre que les Schtroumpfs, la bière ou les pralines ». « C’est un des symptômes d’un pays cherchant résolument son identité », poursuit-il. Pourtant, cette question identitaire n’aurait pas intéressé les surréalistes : « Certains ont vécu à une époque où la question de l’avenir de la Belgique se posait déjà, mais ce n’était pas une préoccupation pour eux ».
Pour Canonne, il n’y a pas « un surréalisme à la belge », mais plutôt « des Belges qui ont été surréalistes ». Des artistes et intellectuels que « le hasard a fait se rencontrer à une certaine époque, dans certaines villes, des petites villes : La Louvière, et même Bruxelles, une capitale d’opérette comme la nommait Magritte ». « Dans mon livre », explique Canonne, « j’ai voulu montrer que derrière ce qu’on a coutume d’appeler le surréalisme à la belge, il y a tout une série de personnages dont on parle peu, des personnages forts qui ont réellement nourri le mouvement ».
Sur la question des différences France/Belgique, il développe : « Le fait qu’il n’y ait pas eu d’acte de proclamation d’un surréalisme en Belgique, pas plus qu’il n’y a eu d’acte de décès, est un signe intéressant. D’emblée, le jeu était totalement ouvert. Et là où le groupe français s’est complu dans un mimétisme navrant, les Belges ont su garder une vigueur étonnante jusqu’à encore tout récemment. Il y a aussi en Belgique une grande richesse de personnalités. L’écriture de Paul Colinet n’est pas celle de Tom Gutt, celle de Scutenaire n’est pas celle de Nougé, mais toutes sont indispensables à la création du mouvement. Il faut aussi prendre en compte le fait que Bruxelles n’était pas une ville historique et artistique : c’était plutôt l’école buissonnière que les grands feux de l’actualité. »
Une identité, le surréalisme ? « Je dirais plutôt un état d’esprit », renvoie Xavier Canonne. « On peut être un très mauvais surréaliste en produisant énormément, et un remarquable surréaliste en ne produisant rien. C’est une attitude face à la vie et au monde. Le point de départ est sans doute que le monde tel qu’il est représenté ne convient pas à quelques hommes. Et que l’écriture, la poésie, mêlées à des pratiques politiques, constituent peut-être un moyen de le changer. Il y a dans le surréalisme une exigence éthique, morale, qui importe finalement beaucoup plus que le produit fini. Albert Ludé n’a jamais rien publié, mais son rôle fut essentiel dans la création du groupe Rupture à La Louvière. C’est un surréaliste en actes et en pensées, en conversations. »
Et l’éthique, dans tout ça ? Comment la définir ? « Le surréalisme est né à une époque où le patriotisme et la religion étaient
omniprésents. C’était une période de censure littéraire, où le pouvoir utilisait la culture à des fins de manipulation. Les surréalistes, outre le fait de s’élever contre tout ce qui brimait l’homme, ont voulu montrer qu’on pouvait faire un art militant sans être figuratif. Il s’agissait de proposer un nouveau modèle de société, de faire en sorte que changer la vie et transformer le monde ne fassent qu’un seul mot. » Des exemples ? « Voler de l’argent à des compagnies en détournant un jeu et utiliser cet argent pour créer une merveille qui s’appelle « L’imitation du cinéma » 1, c’est une éthique du vol. Nougé est un bon xemple. Il a refusé durant toute son existence la réussite et la carrière. Il a fini sa vie à contrôler des extincteurs pour un salaire modeste. Ce type d’attitude permet de rester attentif au monde. »
Notes:
- Marcel Mariën produit et réalise en 1960 le film « L’imitation du cinéma », farce érotico-freudienne contre l’Église, qui provoque le scandale et l’intervention du parquet en Belgique et sera projeté clandestinement en France après avoir été interdit par la censure. ↩