Le plumé de Moscou :

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« Les contradictions, c’est le lot de la vie de tous les jours en Afrique, parce que sur le mode de la survie, il faut pouvoir s’adapter, être capable d’un éternel renouvellement », commente Janvier Nahimana, artiste plasticien, graphiste et musicien burundais 1, quadragénaire qui vit en Belgique depuis quinze ans. Sa vie, c’est une somme de contradictions dont il a tiré parti et dont il a fait son art. « J’avais terminé mon cycle secondaire artistique, j’étais baigné dans l’art depuis l’enfance par mon père danseur-guerrier, mon frère bluesman et un autre frère dessinateur, je touchais moi-même à pas mal de disciplines, et je voulais continuer avec des études supérieures artistiques qui n’existaient pas au Burundi. Alors, j’ai écrit dans les bonnes écoles européennes, mais elles n’avaient pas d’accords culturels avec mon pays. La seule qui pouvait m’accueillir, c’était l’école des Beaux-Arts de Moscou. Mes parents ont refusé que j’y aille dans un premier temps car il était connu que les Burundais qui allaient là en revenaient détraqués à cause de l’alcool, de l’isolement et du racisme, mais j’ai fini par les convaincre. »

En octobre 88, Janvier s’envole vers Moscou. Mais l’accueil soviétique est rude pour le jeune étudiant qui n’a jamais quitté sa région natale, et qui ne connaît pas un mot de russe. « On atterrit à 4h du matin, c’est l’automne et il fait très froid. Par chance, j’avais rencontré dans l’avion deux compatriotes qui allaient également aux Beaux-Arts. On nous parque dans un grand hangar avec une masse d’étudiants venus du monde entier : des Vietnamiens, Cubains, Kenyans, etc. Les Russes voulaient prélever le sang (pour un test SIDA) de tout le monde avant nous libérer et nous laisser manger, en début d’après-midi. En attendant, c’était le choc : les filles pleuraient pendant que les autres dormaient sur les valises ». Dans le resto universitaire, nouvelle surprise : « Une soupe mauve à base de choux : le bortsch ; même le pain était aux choux ! » Quand on les emmène le lendemain à l’école, ils découvrent qu’elle n’est pas encore ouverte, et que n’est rien prévu pour leur accueil. « Impossible de s’expliquer avec le responsable. On avait faim, sommeil, pas un sous en poche. On demande à un Malien qui vit là depuis longtemps de nous négocier une chambre. On finit par nous en donner une pourrie avec des lits cassés et le Malien nous prête des sous pour manger. Mais même dans les magasins, impossible de demander les produits qui sont dans des cartons sans connaître les noms. »

Enfin, le temps passe, les jeunes apprennent des rudiments de russe et suivent leurs cours d’arts graphiques appliqués. Janvier trouve aussi un petit job dans un bureau de graphisme. « Nous n’avions pas un seul ordinateur, tout se faisait à la main : les lettrages étaient dessinés manuellement et coupés au cutter, par exemple. Cela nous obligeait à être très créatifs. » Mais le racisme est puissant « A cette époque, leur monde s’arrêtait aux portes de l’Union soviétique. Nous, les Africains, étions considérés comme des singes tombés de l’arbre; on nous frappait régulièrement sans raisons, dans la rue. On était obligé de barricader nos portes la nuit pour être sûrs qu’on ne vienne pas nous frapper ou nous voler. Un de nos voisins de chambre, un Ougandais, a été assassiné dans son lit. C’est ainsi que de brillants intellectuels sombraient dans l’alcoolisme à force de rester enfermés dans leur chambre avec la vodka pour seule compagne. »

Par chance, il découvre des tambours 2 abandonnés par un groupe folklorique burundais et les entasse dans sa petite chambre. Comme il faisait du tambour au pays, il constitue un petit groupe qui commence à s’exercer. Et puis, un jour, il est invité dans un casino pour expatriés où on lui propose de faire un spectacle. « Les tambours n’étaient pas prêts, il fallait trouver une solution rapide, alors, avec quelques compatriotes, on s’est déguisés avec les moyens du bord : une corbeille sur la tête, des plumes d’oiseaux, des herbes sèches autour de la taille faisant office de pagne et on a dansé sur de la musique congolaise. » Un succès fulgurant ! Il est réinvité et se présente cette fois avec les tambours qui font un tabac. On leur offre un contrat à 50 $ par spectacle hebdomadaire, une fortune pour l’époque. « Le problème était de rentrer la nuit, car on était souvent attaqués pour notre couleur de peau, surtout depuis le renforcement de notre popularité. Par contre, le bon côté de l’Union soviétique, c’est l’accès pour tous aux chef-d’œuvres artistiques. Une élève de ma classe était une ancienne du Bolchoï, elle m’a ainsi entrainé vers des galas de danses et des opéras. J’avoue qu’au début, je n’y comprenais rien. Puis elle m’a donné des cours de danse classique et je me suis retrouvé en juste-au-corps blanc à faire des gestes gracieux. »

Ses études se terminent en 94, en plein génocide burundais et rwandais où son père et plusieurs membres de la famille ont péri. Il n’est pas question de rentrer au pays tout de suite. Sa sœur qui est réfugiée en Belgique demande une prise en charge. Il lui fallait maintenant accomplir Moscou-Bruxelles en train : « Et je ne voulais pas abandonner mes tableaux et mes posters ! Imaginez-moi avec toutes mes affaires dans ce train qui traverse l’Europe centrale, la Pologne et ses bandits, le changement de rail à la sortie du bloc de l’Est. Et à l’arrivée, les policiers qui me posent des questions sur mes paquets… » Il reçoit ses papiers de réfugié assez facilement, et l’adaptation s’avère relativement plus douce qu’en Russie en raison de la présence d’une grande communauté de compatriotes.

Janvier reprend des études de photo mais, toujours très enthousiaste, n’hésite pas à se frotter à des activités insolites : « J’ai kotté avec des gothiques et je les ai suivis dans quelques unes de leurs sorties, par curiosité, et j’ai continué à jouer dans un groupe folklorique de tambours du Burundi qui a sillonné l’Europe. L’important est de ne pas rester enfermé dans sa culture mais de faire le mix : quand on nous a demandé à l’académie de faire un spectacle qui montre la culture de notre pays, j’ai commencé par de la musique traditionnelle, mais ensuite on a dansé sur du Michael Jackson. En Belgique, mon groupe n’a pas hésité à faire sortir les tambours de leur carcan traditionnel : on a fait des spectacles de tambourinaires déguisés en Tchanchès, avec un groupe folklorique liégeois, « Les joyeux potcheux », qui eux avaient endossé des costumes burundais. On a fait des défilés de mode à Paris, rythmé le mémorial Van Damme… J’ai aussi pratiqué la danse contemporaine : pour un spectacle appelé «coup de foudre », je dansais « à l’africaine » dans une salle d’expo avec une mexicaine qui dansait « latino », sur une musique contemporaine composée d’un violoncelle et d’une soprano japonaise, et nous devions nous rapprocher jusqu’au coup de foudre… » Une fable de l’union des contraires ?

Janvier, ou le produit d’un collage culturel. Parce que sortir de ses codes et de ses habitudes, c’est prendre le risque de se heurter à des situations surréalistes, parfois douloureuses, mais aussi créatrices quand elles se transforment en Art de vivre.

Notes:

  1. Pour ceux qui l’ignorent, le Burundi est un petit pays des Grands Lacs, voisin du Rwanda, de la RD Congo et de la Tanzanie, et ex-colonie belge.
  2. Les « tambours » sont le symbole du Burundi : ils ont sauvé le pays (les « tambours sacrés » sont encore conservés dans un sanctuaire). Accompagnés de danses guerrières et de sauts acrobatiques, ils rythment encore aujourd’hui les cérémonies et grands événements de la vie de la communauté. Beaucoup de
    jeunes s’y exercent.

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