I
Le vioque s’est levé de bonne heure. Il a fait sa toilette rapidos, a enfilé un costume pimpant neuf, une chemise blanche à gros carreaux bleus et a sorti la cravate de circonstance, en soie noire imprimée de Manneken-Pis jaunes. Tout excité, il est allé déjeuner, s’est versé un grand bol de maïs soufflé, a engouffré une tranche de pain grillé tartinée de pâte chocolatée aux noisettes, puis, comme il était beaucoup trop tôt pour sortir et qu’il ne savait pas quoi faire, il a allumé la radio. Aux premières paroles du journaliste, il a baissé les yeux, ceux-ci se sont gonflés de larmes, et il a laissé tomber sa tête sur ses deux bras croisés. Ils ne pouvaient pas lui faire ça. Pas un vingt-et-un juillet. Le seul jour de l’année où il se sentait chez lui chez lui. Il a hésité un moment à revêtir son treillis militaire et à attraper son fusil à canon scié, mais il était trop déprimé, aussi est-il retourné sous sa couette, après avoir écrit au choco sur la porte : « Occupé/Bezet. »
II
La pluie continuait à tomber droite et dure, et Marzi rampait entre la coriandre et les plants de courgettes. Il aperçut au loin un massif de feuilles de salade et saliva immédiatement, car il savait que c’était là qu’il voulait aller. Il se mit en route vers son objectif, lentement mais sûrement, et au prix de nombreux efforts et d’une bonne dose de bave, il parvint à l’atteindre. Il décida d’escalader la pommée afin de se taper d’abord les feuilles nouvelles. Il savait qu’ainsi, il mettrait un point final au processus de croissance du végétal, mais il ne pouvait pas s’en empêcher : l’appel de cette chair tendre et verte était trop fort. Il se mit à dévorer frénétiquement la feuille sur laquelle il était couché. Soudain, il entendit des bruits dans le jardin. Il vit deux grosses bottes en caoutchouc se diriger vers son massif. Une cascade de jurons déferla sur son corps flasque et brun. Il fut brusquement projeté sur le sol par une lame de couteau, et il se mit à hurler lorsque cette même lame s’enfonça au milieu de son abdomen, le coupant de son arrière train. Une rivière de salade à peine digérée s’échappait de lui, sa propre agonie, à peine commencée, le dégoûtait déjà.
III
Le vioque a été réveillé par le bruit. Les gars en costume sombre sont sortis des camions de déménagement, ils ont passé l’entrée monumentale, ont décroché tout ce qui se trouvait pendu aux murs, ont fait un tas dans le hall avec l’argenterie, les appareils ménagers, les meubles de cuisine et ceux des chambres à coucher. Le vioque s’est accroché à tout ce que les gars en costume sombre emportaient, et ceux-ci lui ont filé des beignes pour s’en débarrasser. Vers onze heures, le docteur Boka est arrivé au volant de sa décapotable noire en sifflotant l’hymne national. Les gars en costume sombre se sont écartés pour le laisser passer ; il a gravi les marches, a caressé la tête des lions, puis est allé directement vers le vioque et a posé une main sur son épaule :
– Allons, tout va bien se passer… a-t-il tenté de le rassurer.
Mais le vioque ne l’a pas cru. Il a couru partout en hurlant et Boka a dû lui administrer un sédatif pour le calmer. Enfin, le docteur d’en face est arrivé lui aussi, a monté quatre à quatre les marches, a craché sur la tête des lions, a regardé le vioque avec dédain, puis a tendu la main à Boka.
– Dag, man ! a-t-il lancé.
– Salut, a répondu Boka, on y va?
Ils se sont répartis les biens.
IV
Lorsqu’il se réveille, Marzi est déjà gare centrale. On ne l’y prendra plus à aller chasser la limace dans le jardin : à chaque fois, il fait ce rêve étrange et pénétrant d’une feuille qui l’aime et qu’il aime en retour. Marzi attrape sa serviette, saute hors du train et court vers l’arrière du convoi pour récupérer sa bête, parquée dans le dernier wagon. Un contrôleur l’aide à faire descendre le kangourou, et Marzi, sans attendre d’être sorti de la gare, enfourche ce dernier, non sans avoir rangé sa serviette dans la poche ventrale de l’animal. Puis il décoche
deux coups de talons dans les flancs de celui-ci, et se met en route et en bonds vers le palais. Il repense au coup de fil de Boka:
– Marzi ?
– Marzi !
– Faut que tu viennes, mon lard. On ne sait plus quoi faire de lui.
– Ok, j’arrive.
– À toute.
– Yep.
Tout de même, un jour de fête nationale…
V
– Et qu’est-ce qu’on fait de lui? a dit Boka en montrant le vioque d’un index crasseux.
– Ik weet ’t niet ! a répondu son homologue d’en face.
– Vous n’avez qu’à le prendre, il pourra vous être utile…
– Ha ! Ha ! a fait l’autre. Kom, hier man lacht niet meer !
– On pourrait le mettre en maison de repos, a hasardé Boka…
– Ja, zeker, dat is een goede idee! a lâché celui d’en face après quelques instants de réflexion.
– Mais je suis votre roi, est intervenu le vioque. Ik ben de koning, a-t-il répété en regardant l’autre.
– Bon, j’ai compris, a fait Boka dépité, les emmerdes, c’est toujours pour ma pomme.
Et il a sorti son téléphone.
VI
Marzi arrête son kangourou devant les marches du palais ; les lions l’observent avec un sourire béat sur leurs babines retroussées, mais il leur jette un regard noir qui leur fait baisser les yeux de honte. Les camions de déménagement sont remplis à ras bord, les hommes en costumes sombres ont pris place sur les marchepieds et n’attendent plus que le signal des docteurs pour partir, chacun de leur côté. Le vioque, effondré, git sur une chaise longue, les jambes couvertes d’un affreux plaid rouge, jaune, noir. Marzi s’approche de lui et, surmontant son dégoût, s’apprête à lui parler, mais Boka l’interrompt juste avant, en effectuant un frein à main dans la cour du palais :
– Hey ! Marzi ! hurle-t-il en faisant semblant d’être surpris.
– Pas mal la patinette, répond Marzi.
– J’ai fait sceller un lama, arrange-toi pour tu sais quoi.
Boka accompagne ces paroles d’un clin d’œil très vulgaire, que Marzi est heureux de ne pas comprendre, puis il fait un grand signe de la main à son vis-à-vis d’en face, et ils démarrent tous deux en trombe et en klaxons, suivis de près par les camions. Une affaire rondement menée.
VII
Évidemment, ça n’a pas raté : au moment où le vioque a voulu monter sur le lama, ce dernier lui a craché tout son mépris à la face. Du coup, le vioque n’a plus voulu monter. Il s’est tourné vers le kangourou, jusqu’à ce que la bête lui balance une baffe, et il s’est finalement résolu à prendre le lama. La caravane s’est mise en marche : le contrat prévoit qu’ils rejoignent les Fourons, un village linguistiquement frontalier où Outchj les attend pour terminer la sale besogne. Le Yougo s’en est réjoui au téléphone : c’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de commettre un régicide. Et payé, avec ça ! Marzi, quant à lui, veut saisir l’opportunité pour rapporter un hérisson, paraît que ça bouffe aux limaces ! Au fur et à mesure qu’ils avancent, cependant, Marzi se rend compte qu’il emmène le vioque vers sa mort prochaine. Et dans l’état psychologique lamentable dans lequel celui-ci se trouve, il ne profitera même pas de ses dernières heures ! Marzi décide de s’arrêter de temps en temps pour boire une bière et fumer un pétard. Ce qu’ils font.
VIII
– Je vous ai pas déjà vu quelque part, vous ? lance le bistrotier au vioque en lui servant sa trente-trois.
– Nee… euh, non ! répond le vioque, ça m’étonnerait, ik ben van Brussel.
– Ah ! C’est ça, à la télé, je vous ai vu ! s’exclame le bistrotier.
– Peut-être, minaude le vioque …
– Ben oui, fait Marzi, c’est onze roi ! Not’ koning !
– Hé, meneer le roi ! Bienvenu sais-tu ! Marijse, amène un peu trois trente-trois ici !
Et à chaque troquet, c’est le même scénario : le vioque commande un trente-trois, le patron le reconnaît, lui paye un autre trente-trois en prétextant la fête nat’, ensuite le vioque éclate en pleurs et termine sa bière. Sauf qu’il boit de plus en plus vite et qu’il est de plus en plus pété. Les cigarettes truquées sur lesquelles il se jette lorsqu’on les lui présente n’arrangent rien à l’affaire. Et Marzi se dit qu’à ce rythme-là, ils ne
sont pas prêts d’atteindre leur objectif. À la sortie du quinzième bistrot, il actionne à nouveau la pompe buccale du lama sur la tête de son convoyeur, pour lui rafraîchir les idées.
IX
Vers onze heures du soir, un lama et un kangourou montés respectivement d’un souverain déchu et d’un représentant de la pègre liégeoise font leur joyeuse entrée dans les Fourons. Outchj les attend, un sourire éclairé sur le visage. Il a alerté les habitants, qui ont formé un cortège pour acclamer le dernier roi du pays schizophrène, et partout ça crie des Hourras ! des Hurrah! des Hipipip et des Yahoo ! Tous ces gens sont réellement émus, convaincus de prendre part à un événement d’une portée historique, et lorsque le vioque est hissé vers le bûcher, ils ne peuvent retenir leurs larmes. Outchj est chamboulé lui aussi, et il hésite maintenant à bouter le feu sous les royaux pieds du vioque. Mais faut pas rêver, un contrat aussi juteux que celui-là, on se doit de l’honorer, même si c’est à contrecœur.