C4 2008-2009 : Un an d’exploration du quotidien

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Vous êtes en train de lire un magazine qui choisit délibérément de ne pas opérer dans les zones de netteté. On peut avoir l’impression de ne pas avoir les idées toujours très claires après avoir parcouru tel ou tel numéro – et c’est exactement le contraire d’une erreur de la rédaction. Ce fut peut-être le cas lorsque vous avez lu, par exemple, le dossier « politiquement correct »? Ce style tout en heurts découle de l’application exigeante et minutieuse d’une méthode de travail: l’exploration du quotidien.
Tout le monde peut s’adonner à l’exploration du quotidien, elle ne nécessite ni permis, ni autorisation officielle, ni équipement mental exceptionnel, ni longue et coûteuse formation, ni infrastructure matérielle imposante. C’est une méthode très démocratique, accessible à tous. Le seul pré-requis consiste en une croyance fondamentale : pourvu qu’on prenne le temps qu’il faut pour le regarder, n’importe qui ou n’importe quoi aura toujours quelque chose d’intéressant à raconter.

Prenons la radio. Voilà un dispositif technique désormais quotidien et basique – des plus archaïques pour les sociétés mass-médiatiques. On en trouve même dans les téléphones, en pleine brousse, dans les magasins et les cafétérias – on l’entend même à la télé! On pourrait ne voir aucun problème d’envergure derrière un thème comme la radio, et pourtant… observons-la bien, explorons les glissements qu’elle implique au fil des décennies dans les mœurs, les habitudes et les pratiques; les expériences qu’elle a permis, permet, ne permettra plus; les personnages qui se construisent au travers des dispositifs qu’elle sous-tend….

Rapidement, nous nous retrouvons au beau milieu d’enjeux politiques : fonction du secteur public, place du secteur privé, rôle de la régulation. Nous nous confrontons à des questions « de fond » : impact des nouvelles technologies sur la société ou de la publicité sur les cerveaux. Nous explorons des pratiques expérimentales de désobéissance plus ludiques que civiles et d’usages narratifs des médias. Toutes ces réflexions viennent s’imbriquer dans un cadre construit à partir d’expériences concrètes et d’usages particuliers d’un dispositif ancré dans la quotidienneté – mais envisagé comme impliquant des problèmes importants et décisifs. Le recours à la théorie sert à mettre des pratiques en perspective – il est situé, concret.

L’exploration du quotidien engage cette contextualisation du discours – et ça contribue à démocratiser la pensée. Il ne s’agit pas d’un patch qui s’appliquerait sur la déontologie journalistique, mais de la pratique d’un personnage qui prend l’habitude de traverser les frontières (sans passeport): l’explorateur-trice du quotidien. Un personnage maintenu soigneusement au centre de la démarche pendant l’élaboration de chaque numéro de C4 : on le retrouvera parmi les interviewés, dans la technique d’investigation des rédacteurs et on espèrera du lecteur qu’il ait l’éthique (démocratique) d’y croire. L’explorateur du quotidien n’est ni très cultivé, ni bardé de diplômes ou de médailles. Ce n’est ni un héros, ni un génie. Son mérite et son intérêt tiennent dans le fait de se trouver là où les choses sont en train de se passer et de se faire. La où les limites s’effacent parce qu’elle posaient des problèmes pratiques. Là où on trace des bifurcations buissonnières. Et où on sait faire un usage paradoxal de la boussole.

L’explorateur du quotidien a les possibilités de développer des connaissances pratiques et théoriques qui constituent autant d’alternatives au savoir des experts. Et C4 s’ingénie à trouver ces alternatives crédibles. Par un jeu de réajustement qui consiste a inoculer la méfiance dans la lecture de la parole des experts et à se fier aux savoirs situés et pratiques des explorateurs du quotidien, chaque numéro construit une sorte de plan de discussion non-hiérarchisé – idéal pour la pratique du débat en peer to peer.
Bien sûr, il nous arrive de donner largement la parole à ceux qu’on pourrait appeler des experts ou à des
professionnels. Mais nous essayons de le faire quand, paradoxalement, les circonstances permettent de montrer que leur pensée est confrontée aux limites, à l’ignorance et au doute. Quand les représentants des «grands courants de pensée » ont largement la parole ( en préparation à la table ronde sur laquelle débouchait le dossier « politiquement correct »), c’est pour affronter ensemble un questionnement qui les oblige au déplacement. Personne n’est convoqué pour dérouler son savoir, il s’agit plutôt de discuter des problèmes. Dans ce même dossier, on fait une place à une analyse très sérieuse de l’humour dans la société des loisirs – et on aborde la question des religions. Le style doit se chercher autant dans la composition des numéros que dans le contenu lui-même.

On peut découvrir des explorateurs-trices du quotidien au travail dans la rubrique « portrait » – qui réunit l’expérience d’un tenancier de cabaret sur la question du genre, le travail de sociologue en mode mineur d’un laveur de vitres, l’épreuve des limites des catégories mentales quand il s’agit de penser la luttes avec « Wu Ming ». Et on le reconnaîtra aussi dans ce promeneur nonchalant et dubitatif qui serpente dans la légendaire Bruxelles interculturelle, qui s’infiltre dans les conversations qui constituent le mythe d’un quartier liégeois (Saint-Léonard), qui arpente des endroits qui semblent avoir disparu des cartes (Monsville à Quaregnon) ou qui esquisse une évaluation de grands travaux (La médiacité à Liège) en partant de discussions que d’aucuns jugeraient « de comptoir ». En tout cas, il travaille résolument sans GPS, de bouche à oreille – et sans craindre l’inconsistance ou le paradoxe.

L’explorateur du quotidien a tendance à graviter sur un territoire qu’on a déjà appelé « banlieue du travail salarié ». C’est un des motifs qui pousse la rédaction de C4 à disséquer les différents dispositifs de droits sociaux. Nous relatons cette étonnante capacité des bricoleurs du savoir, des chercheurs amateurs et des adeptes de la culture libre à se glisser dans les fuites des systèmes sociaux pour financer leur travail de laboratoire. On pourrait d’ailleurs lire la grande cartographie de l’assurance chômage dans l’Union Européenne dans une perspective d’usage – où est-il possible de faire quoi avec le chômage?

Un des corollaires pratiques d’une méthode comme l’exploration du quotidien pourrait se résumer par cette consigne simple : penser par le milieu. Ainsi C4 s’intéresse-t-il au travail des associations qui contribuent à intégrer le secteur d’activité dans lequel leur activité se développe. Et, tout au long de l’année, le magazine aura mis à l’épreuve la conception traditionnelle des rapports entre culture, économie et politique. On retrouve ce questionnement au travers des comptes-rendus de la rencontre sur l’événementiel, ou du colloque sur les « formes artistiques collectives». Et, à nouveau, quand il s’agit d’analyser les mutations de la radio comme service public ou les tentatives de produire une musique qui saurait se transformer en marchandise. Autant de réflexions qui résonnent quand il s’agit de se demander s’il faut diriger notre activité vers « l’économie de la culture ou la culture de l’économie? ».

Penser par le milieu, c’est parler de soi, mais sans égocentrisme. C4 gravite dans une certaine classe moyenne – que ce soit par son lectorat comme par ses rédacteurs-trices. La rubrique « 5 du mois difficile » déconstruit l’hypothèse d’une appartenance à la classe moyenne sur simple base du revenu et raconte les errements de ce groupe social informe désormais en contact quasi permanent avec une forme de précarité particulière. Sans doute est-ce la raison pour laquelle le dossier sur « la crise » témoignait d’un soupçon de distance – prérogative de ceux qui n’ont pas attendu 2008 pour s’intéresser au plan B.

Durant toute cette année, nous avons continué de croire que les déplacements finalement décisifs mais d’abord microscopiques commencent dans le quotidien – et par le tâtonnement. Et nous les avons suivis sans imposer d’
exigence de cohérence, sans succomber à la culture de la clarté que nous laissons aux experts de tout poil. Mais plutôt en essayant de cultiver le paradoxe comme source féconde de connaissances – et le contraste comme style démocratique. Du coup, il a pu nous arriver d’anticiper l’agenda thématique des mass médias. Ce n’est pas que nous soyons intelligents, nous sommes juste résolument méthodiques : l’exploration du quotidien nous conduit là où ça se passe….

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