Académisme, calendriers et poudre à lessiver

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C4 : Pouvez-vous faire une brève présentation de votre travail?

Jean-Marie Klinkenberg : D’une part, je fais des recherches en sémiotique, en particulier en sémiotique visuelle, et d’autre part, je m’intéresse aux productions littéraires, surtout les littératures francophones, y compris la littérature belge. Dans l’histoire de cette littérature, les écoles surréalistes ont été un moment important. Je travaille pour l’instant à quelque chose qui relève à la fois du domaine de la sémiotique visuelle et de la littérature, à savoir l’interaction entre le texte et l’image. Et là, bien sûr, la publicité représente un corpus très important. J’ai par exemple publié un article sur Magritte sémioticien.

C4 : Quelle est l’importance d’étudier Magritte, à nos jours?

J-M. K. : Pour moi, la leçon de l’oeuvre de Magritte est une réflexion sur le piège de l’image, que nous avons coutume de prendre comme une sorte de duplication calme du réel. Lorsqu’un journal nous montre une photo, celle-ci prétend souvent être là pour nous dire «Regardez, ça a existé, c’est authentique » – mais ce n’est pas plus authentique qu’une phrase que je vous adresse. Magritte voulait montrer la capacité de trahison des images. Tous ses titres, par exemple, nous renvoient à cette idée que les images sont falsifiantes.

C4 : Pourrait-on affirmer qu’il y a bien un surréalisme à la belge?

J-M K. : Oui. Le surréalisme est d’abord né en France, mais sa manifestation belge a très vite été originale. Bien sûr, il y avait certains artistes plus proches des Parisiens, mais la grosse école, dans laquelle se trouvait Magritte et qui avait Paul Nougé comme théoricien, a affiché un certain nombre de différences par rapport à la doctrine française d’André Breton. Les mouvements belge et français avaient le même objectif, c’est-à-dire libérer l’être humain de ce qui l’emprisonnait grâce a l’exploration de forces nouvelles. Mais, pour Breton, c’était du côté de l’inconscient qu’il fallait chercher. Toutes les techniques littéraires des surréalistes en France sont allées dans cette direction-là : montrer que l’on pouvait libérer notre conscience par des pratiques comme des petits jeux de hasard, des récit de rêves, etc. Les Belges autour de Nougé étaient beaucoup plus sceptiques quant à cette possibilité de libérer l’inconscient. Ils estimaient, par exemple, qu’un récit de rêve était quand même guidé par des règles littéraires. Ils ont donc opté pour d’autres techniques permettant la mise en scène critique des discours de la société : par exemple, détourner des aphorismes et des proverbes — qui expriment d’habitude la sagesse des nations, la sagesse populaire — pour en montrer l’inanité. Ou encore transformer des énoncés publicitaires. Il y a chez les surréalistes belges cette espèce de force de subversion qui a souvent emprunté les armes de la dérision. Alors que les Français se prenaient tout de même fort au sérieux, on trouve chez les Belges une dimension de dérision beaucoup plus forte, que ce soit en peinture ou en littérature.

C4 : Le surréalisme a toujours existé?

J-M. K. : Non, je ne crois pas. Les conceptions de l’être humain ont varié au fil du temps. Par exemple, au 17ème siècle, domine l’idée selon laquelle l’être humain est parfaitement rationnel et transparent – essentiellement à travers son langage, perçu comme une clé d’accès – et c’est seulement vers la fin du 18 siècle que ce mythe de l’unité de l’homme classique commence à être pris en défaut. Cela se renforce au 19ème siècle : la notion de relativité, liée à l’existence d’autres civilisations, d’autres manières de penser, tend à se développer. On va alors se rendre compte que l’être humain est clivé, qu’il est habité par des forces divergentes. Mais il faut vraiment attendre le 20ème siècle pour qu’il y aie une théorie claire. C’est Freud, avec la psychanalyse, qui montre que l’homme est traversé par des forces auxquelles il va attribuer des noms : le ça, le moi, le
surmoi. Le surréalisme veut faire éclater le corset qui enserre les potentialités de l’homme. Il part du principe qu’il y a un clivage, que l’être humain est fait de plusieurs couches, et qu’il s’agit de libérer celles que la structure sociale a emprisonnées. Bien sûr, une telle idée est préparée. Le symbolisme est un courant qui annonce cela, en affirmant que l’être humain est complexe et qu’il n’est pas transparent. Pour les symbolistes, nous sommes habités par un rythme mystérieux et inconnu, et tout ce que nous pouvons faire, c’est l’aborder de manière allusive, à travers les formulations dérivées que sont les symboles.

C4 : Est-ce que le surréalisme est toujours d’actualité?

J-M. K. : les aliénations sont évidemment toujours d’actualité ! Il est toujours nécessaire — et peut-être plus encore qu’à l’époque des surréalistes, puisqu’elles peuvent sembler plus « inoffensives » aujourd’hui — de les démonter. L’aliénation est ancrée dans la politique et dans la psychanalyse. Le surréalisme a été un moment fort dans ces luttes de la libération symbolique. Mais il y en a d’autres aujourd’hui. Les militants, les altermondialistes par exemple, n’utilisent pas les mêmes armes, mais la question reste d’actualité. Et que les activités de type artistique fonctionnant à travers les paroles ou les images puissent continuer à participer de cette lutte-là, c’est évidemment d’actualité. Mais on n’utilise plus les mêmes techniques, car il y a une espèce de grande force de pensée bourgeoise : la récupération. Par exemple, on vient d’inaugurer un Musée Magritte. Aujourd’hui, Magritte est devenu académique. Et ce sont les grandes banques, l’État, les institutions (l’armée peut-être, qui sait ?) qui sont peut-être là derrière : donc, quelque part, la puissance subversive doit être rallumée. Et celle de Magritte, en particulier, a été fortement récupérée! Les images de Magritte, comme celle de la Joconde, se retrouvent aujourd’hui dans les calendriers… Mais quelque part, son académisme était inscrit dans son art. Sa peinture est techniquement très académique et lisible. Son écriture sur les toiles est comparable à celle d’un instituteur. A l’époque, c’est le choc, car ces caractéristiques académiques sont mises sous un angle différent, celui de la dérision. Mais au fond, il était facilement « académisable ». Et s’il fallait trouver aujourd’hui la force de contestation qu’il y avait chez Magritte à l’époque, ce n’est plus vers lui, mais vers d’autres personnes qu’il faudrait se tourner .

C4 : On peut donc parler d’une récupération du surréalisme par le système … On voit par exemple de plus en plus de campagnes publicitaires qui utilisent des techniques surréalistes. A votre avis, à quoi est dû le succès de ces campagnes?

J-M. K. : D’abord, il y a une banalisation des découvertes à un moment donné. Quand Balzac a publié un roman, c’était quelque chose de novateur. Aujourd’hui, « Da Vinci Code » est un roman balzacien, en quelque sorte. La nouveauté se déplace sans cesse. Ensuite, le surréalisme permet de montrer quelque chose de banal sous des rapports nouveaux, de voir la réalité autrement, de casser les automatismes. Or, la publicité doit accrocher l’attention du spectateur, c’est son but premier. Lorsqu’on présente un dysfonctionnement, on produit cette première démarche, qui consiste à attirer l’attention. Mais immédiatement, la pub va rétablir l’ordre. Il ne s’agit pas de nous envoyer dans un univers parallèle. Les publicitaires veulent au contraire nous maintenir à toutes forces dans ce monde où on nous vend telle marque de voiture, telle marque de cigarette, telle marque de poudre à lessiver … La pub fonctionne sur cette double temporalité. Un temps d’ouverture, qui permet d’interroger, d’attirer l’attention, puis un temps de fermeture, où cette attention qu’elle a capté est redirigée non pas vers un monde parallèle qu’elle suggérerait, mais vers le produit bien réel qu’elle essaye de nous vendre.

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