Dans la première partie de la décennie, les « biocarburants » ne portent pas encore de guillemets et commencent à s’imposer comme une des pièces avec lesquelles construire des alternatives énergétiques.
On pourrait se souvenir de l’Écolabus et de son moteur bricolé pour tourner à l’huile de colza – un carburant « propre », issu d’une biomasse 1 et pas d’une matière fossile. On était aux alentours de 2003. Il s’agissait de faire la promo en acte d’un moyen de transport dont l’usage garantirait un meilleur équilibre environnemental – parce que les gaz émis lors de la combustion sont compensés par ceux absorbés par la plante lors de sa croissance.
Un véhicule mutant conçu pour circuler en « vagabondant à la rencontre d’initiatives qui redessinent les paysages moroses de nos sociétés » 2. Une expérience qui explore les possibilités offertes par l’écologie – parce qu’elle « permet de repenser les relations d’influence réciproque qui relient entre elles différentes problématiques, en mettant de côté la vision partielle du monde que nous a léguée la culture moderne et qui oppose nature et culture, individu et collectif, etc… »
L’Écolabus envisageait « la notion d’écologie à partir de l’articulation entre écologie environnemental, écologie sociale et écologie mentale. Cette articulation entre trois registres distincts mais étroitement liés implique qu’on ne peut plus prétendre se soucier aujourd’hui de l’état de la planète sans en même temps se pencher sur la nature des agencements sociaux et mentaux à l’origine des dégradations environnementales. »
On pourrait aussi se souvenir de cette bonne odeur de pop-corn qu’entraînait dans son sillage la caravane AutonomiZation quand elle passait par Liège et Louvain-la-Neuve en 2005. La poignée de véhicules réunis en procession pour porter la parole de la culture libre, de la copyleft attitude et de l’autonomie énergétique fonctionnait à la récup’ d’huile de friture! Et le petit bricolage qui permet d’adapter le moteur de n’importe quelle auto à ce type de carburant faisait l’objet d’un atelier très attendu par le public…
Tout ça, c’était il y a longtemps. Aujourd’hui, les « biocarburants » portent des guillemets…
Le 20 avril 2009, un parterre de ministres assiste à l’inauguration officielle de BioWanze, la seconde usine belge de transformation de bioéthanol (après celle de Gand) – implantée en bord de Meuse et au beau milieu des zones betteravières et céréalières du pays. Les responsables expliquent comment cette usine qui produira du « bioéthanol » « se distingue par un concept industriel unique qui consiste en l’extraction de la fraction de protéine du froment avec l’utilisation des sons restants comme source d’énergie pour l’usine ». L’usine engloutira 800 000 tonnes de blé par an (la Belgique en a produit 2 millions en 2008) et 400 000 tonnes de betteraves – toutes belges.
Alors, aujourd’hui, c’est la fête : Biowanze a obtenu des autorités compétentes de produire, jusqu’en 2013, la moitié du bioéthanol imposé par le gouvernement belge sur le marché national – soit 125.000 m3 par an. Et l’usine a permis la création de 120 emplois. Puis, il y a aussi l’impact sur le marché agricole local – la création d’un nouveau débouché pour la filière sucrière.
Et encore, on a oublié de parler des possibilités d’organiser des visites scolaires – ironisent les sarcastiques.
Mais une idée aussi massive ne vient pas d’un bricolage genre « Écolabus ». Il faudrait faire un détour par le Journal Officiel de l’Union Européenne pour comprendre. La directive 2003/30/CE vise à trouver une solution à deux problèmes majeurs. Elle propose de lancer la production (massive) de biocarburants pour
lutter contre le réchauffement climatique et diminuer la dépendance énergétique à l’égard du pétrole. Le tout assorti d’un effet collatéral mais positif : l’ouverture d’un nouveau marché agricole considérable.
Dans cette perspective, le conseil européen décide de fixer un pourcentage minimal de biocarburant à mettre sur le marché (2% pour la fin 2005 et 5,75% pour la fin 2010). Et incite les États membres à faire le nécessaire pour que des usines soient construites par le secteur privé – exonérations fiscales, aides publiques à l’industrie de transformation de la biomasse et une fixation d’un pourcentage de biocarburant minimal dans chaque carburant. Comme dit la chanson : « nous travaillons actuellement pour l’Europe – voire pour le monde ».
Mais pourquoi, alors, doit-on affubler ce terme « biocarburant » de guillemets dubitatifs? C’est que certains prétendent que le genre d’usine à la Biowanze n’a pas le moindre intérêt environnemental – bien au contraire…
Oreste, bricoleur en micro-solutions écologiques et citoyen wanzois, se marre et nous montre ses feuilles de calculs. « Quand il a été question de construire cette usine, je me suis souvenu de l’Écolabus ou encore des positions d’Inter-environnement Wallonie en matière de biocarburants. Il n’était jamais question d’un développement industriel massif. Cette solution n’avait jamais été envisagée que dans un cadre décentralisé et couplée à une remise en cause pratique de mode de vie énergivore ». Seulement, quand le sage montre la lune, le petit malin fait semblant de ne voir que le doigt…
Il y aurait comme une erreur de perspective… Oreste développe : « Pour produire les 125 millions de tonnes annuels, il faut environs 230 km3 de cultures betteraves. C’est énorme, on n’a pas dû bien se rendre compte, au Conseil de l’Europe, de ce que ça implique. La logique, c’est par exemple d’utiliser les terres en jachère. Mais sont-ils au courant qu’elles ont une fonction dans l’écosystème? ». On a bien promis de surveiller l’expérience de près – notamment dans la directive 2003/30/CE. Oreste doute : « Faudra aussi ajouter l’usage de pesticides et peut-être d’OGM à la note. Parce que comme c’est pas pour manger, on va pas se gêner ». Est-ce qu’il n’exagère pas un peu, Oreste?
Pierre Courbe, de la Fédération Inter-environnement Wallonie, nous éclaire : « Le centre de recherche conjoint de la Commission européenne (le JCR) a évalué l’impact du programme européen de développement de la filière des agro-carburants sur l’environnement. Et il affirme qu’il est impossible de savoir si le bilan est positif, insignifiant ou même négatif. Une des principales difficultés avancées est celle du nombre et de la spécificité des filières. » On serait donc en train de faire du 160 à l’heure en plein brouillard?
Certains militants écologistes pensent qu’on irait plutôt carrément droit dans le mur – en croyant défiler sur une voie royale. Les experts chargés d’évaluer les politiques de développement des « biocarburants » ne réussiraient à maintenir le doute qu’en oubliant des parties de problèmes. Pierre Courbe explique : «Si on met l’agriculture locale à contribution pour fournir la filière des agrocarburants – en betteraves et en blé pour le « bioéthanol » ou en colza pour le « biodiesel»-, il faut combler le vide laissé dans la filière alimentaire. Du coup on importe des produits cultivés ailleurs. Et les effets s’en font sentir jusqu’au Brésil, par exemple, où la déforestation (pour créer des terres agricoles) est responsable de rejets massifs de gaz à effet de serre (GER). Si on ne prend pas ce paramètre en compte, on peut obtenir des bilans positifs – les émissions de GER seraient plus faibles qu’en produisant le carburant à partir du pétrole. Mais si on le prend en compte (et il faut le faire pour que les bilans respectent la réalité des choses), on se rend compte qu’il faudra attendre longtemps (jusqu’à 150 ans!) pour que les faibles économies de gaz à effet de serre réalisées compensent les énormes rejets
associés à la déforestation».
D’accord, Biowanze c’est pas bio mais ça doit bien avoir une raison cachée? C’est peut-être bon pour l’emploi, ou pour l’agriculture? Selon les experts européens, « L’impact sur l’emploi est quasi nul » comme nous l’apprend Pierre Courbe. Quant à l’agriculture locale, ça reste à prouver : la Belgique doit déjà avoir recours à l’importation de céréales, si elle crame 800 000 tonnes en plus dans une usine, on ne voit pas ce que ça pourrait changer au problème agricole…
Il ne reste qu’une explication en béton : les lobbies du secteur des « biocarburants » ont fait un boulot d’enfer pour imposer une solution qui aggrave les problèmes en rêvant qu’elle les résout! Rien d’étonnant pour Pierre Courbe : « Chez Inter-Environnement Wallonie, on a toujours pensé que cette histoire d’agrocarburants témoigne d’une volonté de ne pas voir que l’ère de l’automobile est entrée dans son déclin. Pour éviter le chaos qui risque de se produire le jour où les prix du pétrole vont vraiment grimper, il faut anticiper. Et il faut le faire bien plus en diminuant la demande de transports et en favorisant le transfert modal (vers des transports moins énergivores) qu’en cherchant des produits de substitution au pétrole. Parce que cette dernière solution n’a aucun impact sur tous les autres problèmes associés à l’automobile (atteinte à la biodiversité, problèmes de santé, de sécurité, occupation de l’espace public, …). »
Mais, il faut raison garder, nous sommes au pays du surréalisme : face à des paradoxes de l’ampleur industrielle de Biowanze, on saura puiser dans notre background culturel pour faire la différence. « Nous avons récemment eu l’occasion d’aborder le sujet avec des représentants des principales formations politiques », nous confie Pierre Courbe. Presque tous nous ont répondu en substance : c’est vrai qu’on s’est avancés sans bien voir tous les impacts, mais maintenant que l’usine est là, on ne va pas la fermer! »
Faut-il voir Biowanze comme un oeuvre d’art (surréaliste)?