Si, plutôt que d’envoyer promener ces ritournelles d’un revers de la main, nous prenions les mots utilisés au sérieux ?
Si, avant tout, nous remettions en question le vocable de « crise », en soi ?
Si la croyance affichée fièrement par les tenants d’une certaine pastorale moderne (« Populace, circulez, il n’y a rien à voir. Nous Gérons ») découlait en partie du fait que le mot de «crise», signifiant fourre-tout, détaché des intouchables « Démocratie », « Marché » et cætera, empêchait absolument de penser ce à quoi nous avons affaire ? Avec quoi devrions-nous com-poser?
De crise, il n’y a point, …
Ou alors, si quelque chose se passe effectivement, le vocable de “crise” se révèle inopportun, inapproprié à la situation qui devrait être la nôtre…
Quelle situation? Que s’est-il passé?
Tout est fait pour que ces questions ne soient pas posées, bercés que nous sommes par la petite musique de la crise.
Nous sommes plongés, en tout état de cause, dans une configuration par rapport à laquelle le mot “crise” sert d’anesthésiant publicitaire 1, terriblement efficace, en tant qu’il fait signe vers un simple dysfonctionnement, un dérapage contingent, le devenir-immoral d’une machine pourtant bien construite et conduite jusqu’alors, un brouillage anodin dans la marche transparente vers… vers quoi d’ailleurs? Le Progrès, la Croissance, le Bien-être, le Plus, le Mieux… Amen! Amenons-nous autre part.
Les mots ne sont pas anodins. Ils ont un pouvoir éminemment créateur ou affadissant, nous permettant d’avoir prise sur le monde ou nous faisant glisser sur lui, nous amenant à nous dépasser ou, au contraire, à nous contraindre à l’amenuisement de nos puissances d’agir…
Un terme judicieux, in situ, ne suffit cependant pas. Il doit encore être accompagné, c’est-à-dire nourri, repris par des bouches, suivi par des actes, il doit faire l’objet d’un soin, d’une attention à ses possibles transfigurations, ses retournements mortifères, ses emballements, ses mutilations, ses éclatements dans le flou…
Il se pourrait fort bien que parler de “crise” nous administre le (non-)rôle de spectateur, attendant sagement la résolution de l’infime dérisoire, la “moralisation de la dérive spéculative du capitalisme financiarisé”. Nous allons opposer le gentil système productiviste à sa dérive diabolique, pour vous faire comprendre combien ce dernier n’est qu’un épiphénomène, l’écume de la vague bienfaisante.
Or, il se pourrait bien que ce qu’il y a penser, en vue d’un agir, ait déjà eu lieu.
… car la catastrophe (et son administration) a déjà eu lieu.
Ecoutons F. Neyrat, auteur de « Biopolitique des catastrophes » : « (…) le concept de « crise » semble de moins en moins opérant : trop faible pour parler des catastrophes, trop fort pour comprendre l’installation (…) d’une « gouvernementalité » qui est tout sauf en crise ». Une Gestion politique, donc, qui aurait toujours déjà intégré les crises; une administration du désastre permanent qui s’immunise contre ce qu’elle a elle-même engendré.
L’émission susmentionnée avait pour titre « Vivons-nous une époque catastrophique ? » et était construite de manière à ce que, bien sûr, le plateau agence de manière binaire les deux parties.
Oui ou non ? Répondre à cette question manichéenne n’a évidemment aucun sens. Pourtant, ce qu’il s’est tramé autour de l’appellation « catastrophe » s’est révélé bien plus intéressant, interpellant et saisissant, que les gloses habituelles sur la « crise », nous sommant d’attendre, en serrant les dents, que nos Dirigeants lancent la Relance.
Nous y apprenons notamment- trait caractéristique- que le terme de « catastrophe » prend en fait sa source dans le théâtre tragique grec. Il est plus
spécifiquement utilisé pour dénommer le cinquième acte, lequel révèle le nœud du récit, noué lors des quatre actes précédents.
Au 18ème siècle, le vocable fut réactivé lorsque des penseurs, tel Rousseau lors du tremblement de terre de Lisbonne, ont commencé à théoriser le fait que les désastres et autres cataclysmes ne devaient plus être imputés à une raison divine, mais bien aux agissements d’ici-bas, aux manques de précautions des êtres humains.
Cela change tout quant à notre acceptation de la catastrophe présente, si tant est que l’on concède à opposer pragmatiquement ce mot-ci au pauvre terme de crise, suggérant l’imagerie de minuscules grains de sable dans les rouages dorés. Le mot « catastrophe » nous engage d’une part à considérer que notre contemporanéité est la résultante insondable d’une multiplicité de causes passées (humaines, pour une grande part), dont il s’agit d’apprendre, en accomplissant toutefois un tri minutieux. D’autre part, cela signifie que nous ne pouvons plus nous représenter le temps comme une succession linéaire, flèche décochée vers le futur, ainsi que ce fut le cas à la Modernité, mais bien comme un tourbillon de couches enchevêtrées.
Ce que Jean-Pierre Dupuy appelle « la métaphysique de la temporalité » moderne est liée à la course en avant de la figure de Prométhée 2. La causalité prométhéenne est semblable à un parcours en droite ligne, orientée vers l’avant. Projectile qui, prenant appui sur le présent, pousse en tirant directement ses conséquences pour l’avenir.
Dupuy, face à cette folie du futur sans avenir, convoque Epiméthée 3 pour réguler les outrances de son frère. Le regard particulier d’Epiméthée est celui de la considération (qui se dit « Rücksicht » en allemand : regard vers l’arrière) pour ce qui s’est passé, dans ces passés vécus comme dépassés.
Il s’agirait, d’un côté, de déplier ce qui a eu lieu, pour faire sentir en quoi cela continue à vibrer dans le présent, en quoi nous sommes redevables, héritiers de multiples choses qui furent détruites, de multiples êtres qui furent massacrés. Et ce, non pas pour nous flageller de culpabilité ou pour tenter de « retrouver» ce qui fut annihilé, mais bien pour être affectés ici et maintenant, pour que cela charge nos gestes. D’un autre côté, il faudrait parier sur un futur inéluctable, avec une minuscule marche de manœuvre.
Ce pas de côté n’a rien à voir avec un passéisme ou une nostalgie. Car l’opération de Dupuy consiste à nous faire sortir de la ligne droite (passé-présent-futur… avec une prédominance pour le futur), à bifurquer par rapport à celle-ci, radicalement. Contre l’accusation facile de « passéisme » ou d’« anti-modernisme » proférée à l’attention de toute personne tentant de faire bégayer un tant soit peu la marche mobilisatrice tendue vers…, il s’agit de pousser le cri «le temps est hors de ses gonds » : le «passé » agit dans le présent, tout comme le « futur » si nous le pro-jetons plus ou moins fantasmatiquement. Le « catastrophisme » tant fustigé demeure encore dans l’illusion du temps prométhéen, linéaire,
déterministe… Il est temps d’en sortir.
La stratégie de Dupuy, qu’il nomme « le catastrophisme éclairé » à partir de cette conception de la temporalité, consiste plutôt à croire en la catastrophe pour que celle-ci n’advienne pas. Il faudrait considérer l’avenir apocalyptique comme s’il était déjà réalisé, mais avec l’espoir d’une perturbation grâce à laquelle la prédiction ne se produira pas. Nous pourrions dès lors, si nous agissons en conséquence, dépasser la cata-strophè, étape transitoire vers un monde habitable, vers une nouvelle dramaturgie.
Notes:
- Les publicitaires se sont d’ailleurs rués sur l’opportunité de tirer parti de la situation, pour vanter les mérites de la camelote à écouler. Ainsi ai-je vu, épars : « Lunettes anti-crise », « Partir en vacance pour rendre la crise ensoleillée », etc. ↩
- Dans la mythologie grecque, Prométhée (en grec ancien / Promêtheús, « le Prévoyant ») est un Titan. D’après la Théogonie d’Hésiode, c’est Prométhée qui créa les hommes à partir d’une motte d’argile et qui, malgré l’opposition de Zeus, leur enseigna la métallurgie et d’autres arts. En philosophie, le mythe de Prométhée est admis comme métaphore de l’apport de la connaissance aux hommes. ↩
- Dans la mythologie grecque, Épiméthée (en grec ancien Epimêtheús, « qui réfléchit après coup ») est un Titan, frère de Prométhée. Prométhée (« le Prévoyant ») comprend qu’il y a danger à accepter un présent des dieux. Il en avertit son frère Épiméthée, qui accepte malgré tout Pandore que lui offre Hermès et l’épouse. Celle-ci est la première mortelle. Hermès met dans son cœur la fourberie et lui confie une jarre ou une boîte contenant tous les maux de la terre. Pandore, dévorée de curiosité, ouvre la boîte et délivre tous les maux qui se répandent alors pour la première fois sur terre. ↩