On a longtemps cru que la marche à pied était le propre de l’homme, ce qui le distinguait du reste de la création. La station debout permit une libération des membres supérieurs, désormais dévolus à la manipulation d’outils, et créa ainsi les conditions d’un développement des facultés intellectuelles. On sait au moins depuis « Jurassic Park » que ce mode de déplacement était déjà apparu chez certains dinosaures, il y a 180 millions d’années, notamment chez le tyrannosaure. Notons encore que la plupart des oiseaux ont conservé cette faculté. On oublie parfois que la marche est longtemps restée le seul et unique moyen de déplacement de l’homme, et le plus usité jusqu’au XIXe siècle. C’est à pied que l’homme a conquis les continents africain et eurasiatique, ou que les légions romaines se déplacent, même après l’apprivoisement du cheval et l’invention de la roue.
Les premiers chemins sont probablement apparus avec les premiers groupements humains, lorsque les individus ont tracé des voies pour aller chercher de l’eau, du bois, pour aller aux champs, etc. Les Romains vont être les premiers à créer un véritable réseau de communications routières dans des buts stratégique et commercial. Ces chaussées vont connaître un lent déclin au Moyen Âge, alors que le droit romain, selon lequel les chemins appartiennent à tout le monde, semble oublié. Les seigneurs vont en faire leur domaine particulier et perçoivent un droit de passage plus ou moins onéreux, comme dans nos modernes péages. Au début du XVIIIe siècle, la plupart des « grands chemins » sont impraticables une partie de l’année, mal entretenus par les riverains, et les fermiers n’hésitent pas à se les approprier pour étendre les limites de leurs champs.
Paradoxalement, ce déclin, accentué par l’arrivée du chemin de fer et, plus tard, de la voiture automobile, va susciter un regain d’intérêt pour les routes vicinales et « piedsentes ». Chez nous, une loi de 1841 va relancer le recensement, l’inscription, l’entretien et le développement des chemins et sentiers. Le chemin et la marche ont leurs poètes et leurs philosophes, au moins depuis Jean-Jacques Rousseau. D’autant que la marche n’est plus seulement envisagée comme un moyen de locomotion. Pour certains, pèlerins, nomades, comédiens et musiciens ambulants, c’est depuis toujours une activité en soi, propice à la méditation et à la création.
Impossible de faire ici le tour des réflexions sur la marche, entre « physiologies du flâneur » (K.G. Schelle, Louis Huart) et «théorie de la démarche » (Balzac), en passant par Thoreau et les récits de promenade de l’Autrichien Adalbert Stifter. La flânerie, définie comme l’apanage de la différence humaine, parce qu’elle est désintéressée, sans but et sans projet, va se faire critique de la modernité. Le flâneur est celui qui se tient en lisière de l’économie, de la production, qui dilapide sans compter cette valeur devenue monétaire, le temps. Pour Kracauer, la flânerie sert à masquer le néant de la vie urbaine moderne: « Cette époque vit naître le personnage de ce flâneur qui, errant sans but, masque sous des impressions multiples le néant qu’il éprouve en lui et autour de lui ». Pris dans les rets de la forme-marchandise, le flâneur urbain est un déraciné hagard. « S’égarer dans une ville comme on s’égare dans une forêt demande toute une éducation », affirmait Walter Benjamin à propos du « labyrinthe » berlinois. Debord et les situationnistes tenteront de transformer la flânerie en dérive, en trajet aléatoire dans la ville, au gré des sollicitations. Dans leur foulée, nombre d’artistes contemporains ont été des flâneurs, des marcheurs, des arpenteurs. Dans les années 1980, le sociologue et historien de l’art suisse Lucius Burckhardt fondait une nouvelle discipline, la « promenadologie » ou « science péripatétique », conçue comme nouvelle forme de critique de l’urbanisme. Le promenadologue flâne et observe la ville, à l’écart des forfaits touristiques, il cultive l’art de poursuivre le détail, la petitesse merveilleuse
du réel au milieu du vacarme urbain.
C’est que la mécanisation des déplacements et surtout l’apparition de l’automobile au XXe siècle ont radicalement modifié le rapport de l’homme avec la marche à pied. Celui-ci doit maintenant s’arracher provisoirement de son monde techno-économique, bien vite devenu une seconde nature, pour pouvoir encore « s’aventurer corporellement dans la nudité du monde ». Les déplacements mécanisés ont fait naître le fantasme d’abolition de la contrainte d’espace et de temps, que l’on retrouve dans la recherche permanente de la vitesse. La mobilisation de masse, l’automobilisation, a modifié non seulement notre perception du monde, mais le monde lui-même. Les «routes de remembrement » ont achevé de défigurer les campagnes, gagnées à la motorisation. Mais l’éclosion d’une conscience écologique va relancer l’intérêt pour la petite voirie communale. Ce regain s’accompagne d’une réflexion sur les « liaisons intervillages », lointaines descendantes des chemins préhistoriques, qui vont faire l’objet de réhabilitation.