Faut-il pleurer la crise?

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La mécanique capitaliste

Le capitalisme est un système économique basé sur le libre échange au sein d’un marché, lieu conceptuel où des vendeurs et des acheteurs commercent, selon la loi de l’offre et de la demande : quand les prix augmentent, la demande baisse et l’offre augmente; quand les prix baissent, la demande augmente et l’offre baisse. C’est aussi simple que ça.

Sauf qu’il y a belle lurette que le capitalisme a quitté le seul domaine de l’économie pour revêtir les habits de l’idéologie. En effet, il prétend solutionner l’un des problèmes clefs de l’économie, celui de la rareté, et mener la société à l’abondance. Les travaux de l’économiste Léon Walras (1834 – 1910) traversent toute l’économie orthodoxe moderne. Walras pensait que les marchés, agissant simultanément, aboutissaient par essence à l’équilibre, c’est-à-dire à la paix sociale. Selon son intuition, les marchés seraient efficaces, redistribueraient les richesses au mieux et permettraient d’atteindre le bonheur 1.

Il existe deux indicateurs pour évaluer le bien-être découlant des bienfaits du capitalisme. Le produit intérieur brut (PIB) mesure la richesse ; quant à la croissance, elle exprime en pourcentage la variation du volume du PIB d’une année à l’autre. Si la croissance est supérieure à la hausse de la population, le PIB/habitant augmente, ce qui est considéré comme une hausse du niveau de vie. Pour fonctionner, un tel modèle est condamné à rechercher une croissance sans cesse plus élevée et, en réduisant le bonheur à une simple accumulation de biens de consommation, il pousse à la poursuite permanente du profit et à la quête infinie de « marchandises » de toutes sortes.

Démonter la mécanique

La première brèche ouverte dans la forteresse néo-libérale l’a été par les économistes eux-mêmes, qui ont tenté de systématiser la pensée de Walras. Avant d’entrer dans le vif du sujet, précisons d’entrée de jeu que les thèses de Walras sont originellement biaisées. De fait, il postule que les hommes évoluant dans le marché sont purement égoïstes et indépendants, dépourvus de toute psychologie et de toute émotion et ignorants du monde qui les entoure ; ils ne réagissent que mécaniquement aux seuls signaux des prix et ne se préoccupent que de rapports coûts/avantages 2.

Admettons qu’un tel homo oeconomicus existe. Dans ces conditions, Walras émet l’hypothèse qu’un marché régi par la loi de l’offre et de la demande conduit naturellement à l’équilibre. Cette théorie n’a jamais pu être démontrée, ni par Walras, ni par les nombreux autres économistes qui s’y sont essayé après lui. Et pour cause ! A la fin des années ’70, deux économistes, Sonnenschein et peu après Debreu, publient des résultats qui prouvent exactement le contraire des intuitions de Walras, à savoir que le système du marché et de « la main invisible » non seulement ne conduit pas à l’équilibre, mais se révèle hautement instable et explosif 3. Ainsi, cela fait une trentaine d’années que tout économiste digne de ce nom sait que le modèle de concurrence est dans une impasse et qu’il n’en sortira jamais 4. Pourtant, les forces de destruction continuent leur œuvre et les inégalités de se creuser, la précarité de s’étendre et la paupérisation de s’accélérer.

Simultanément, dans les années ’70, la question écologique se développe au sein de l’économie et c’est à partir de ce flanc qu’est lancée une autre attaque majeure contre la forteresse néo-libérale. Le modèle théorique de l’économie classique est calqué sur la mécanique newtonienne. En cela, il ignore le phénomène d’entropie, à savoir la non-réversibilité des transformations d’énergie et de matière. Dans un système newtonien purement réversible, on
peut allègrement faire fi des contraintes élémentaires de la physique, de la biologie et de la chimie, pour s’envoler sans retenue vers des horizons de croissance infinie et d’accumulation intensive de profits. On peut se bâfrer sans limite.

Néanmoins, le processus économique réel, lui, n’est pas purement mécanique et réversible ; il prend place à l’intérieur d’une biosphère et est soumis à la loi de l’entropie. Vouloir appliquer aveuglément une abstraction à la réalité relève de la perversité scientifique et débouche, en l’occurrence, sur un gaspillage inconscient de ressources, une accumulation de déchets et la multiplication de pollutions.

C’est l’économiste roumain, Nicolas Georgescu Roegen qui a souligné cet hiatus entre théorie économique et processus économique réel et qui en a déduit l’impossibilité d’une croissance infinie dans un monde fini 5

Dépasser le capitalisme

La crise actuelle résulte de l’incroyable gabegie à laquelle se sont livrés les opérateurs financiers; ils ont lâché leurs pires instincts de démesure dans un désir urgent et frénétique d’accumuler des profits. Une telle fuite en avant a quelque chose de suicidaire. Outre les outrages faits à la nature, il faut se rappeler, avec le mythe de Midas, que l’argent, ma foi, n’est pas comestible.

C’est dans ce contexte que certains économistes taillent dans la langue de bois et appellent, non pas à refonder le capitalisme, mais à le dépasser. Il ne s’agit pas de nostalgiques du collectivisme, ni d’écolos barbus prônant le retour aux cavernes. Simplement, ils pensent que le moment est venu d’oser imaginer un nouveau modèle économique. Différentes alternatives existent déjà. On pourrait évoquer la piste de l’économie de la connaissance, proposée par Bernard Maris 6 ou le mouvement décroissant, très en vogue par ces temps de forte tempête économique 7.

Sortir de l’accumulation pour l’accumulation

Quels que soient les modèles économiques alternatifs, tous plaident pour le respect de l’environnement, préconisent un mode de vie sobre et placent le bien-être au centre de leur démarche. Cependant, ils redéfinissent catégoriquement les concepts de richesse et de niveau de vie, qui ne reposent plus sur l’accumulation de biens possédés. La richesse ne se jauge plus à l’aune du PIB et le niveau de vie à celle du taux de croissance. De nouveaux indicateurs de bien-être sont à créer tenant compte par exemple de l’éducation, des soins de santé, de la culture et des arts, mais aussi, a contrario, des dégâts causés à l’environnement. En ce sens, les modèles économiques alternatifs exhortent tous à sortir du cercle vicieux de l’accumulation pour l’accumulation.

Dans un train d’enfer

Prenons-nous le chemin du changement ? La simple lecture de la déclaration finale du G20, réuni à Londres il y a quelques jours, suffit à déclencher soit une hilarité jaune et/ou hystérique, soit une crise de larmes et de découragement désespéré. Sous un emballage cadeau éthique, vert et social qui est censé en jeter plein la vue à la planète entière, le G20 n’a rien fait d’autre que relancer la machine infernale qui permet d’engraisser Wall Street et la City.

La crise actuelle ne représente qu’un coup de semonce, annonciateur de la fin d’un monde. De nombreux analystes prédisent un tour de manège de quatre – cinq ans tout au plus avant la prochaine grosse alerte. En outre, si l’on en croit leur lecture, le capitalisme agonisera dans d’horribles convulsions de destruction de l’environnement, d’inégalités croissantes et de pauvreté galopante. Alors, allons-nous nous asseoir et regarder passer le cortège des catastrophes ou agir dès à présent en adoptant un nouveau modèle économique ? Avons-nous vraiment le choix ?
Quoi qu’il en soit, il y a urgence.

Notes:

  1. Sur le système de Walras, voir Maris, B., Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles, Paris, Éditions du Seuil, 2003, pp. 19 – 20.
  2. Ibidem, p. 23.
  3. Sur la déconstruction du système de Walras, voir ibidem, pp. 22 – 26.
  4. Ibidem, pp.25 – 26.
  5. Latouche, S., Le territoire de la décroissance, Paris, sur www.ecorev.org, 2007, pp. 1 – 2.
  6. Economiste, journaliste, auteur et professeur d’université français.
  7. Economiste, journaliste, auteur et professeur d’université français.

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