Vade mecum : les valeurs jouent le rôle de critère de jugement – elles permettent de déterminer ce qui est beau, juste, bien… Un critère aura de la valeur s’il permet des jugements pertinents pour moi (valeur individuelle) et/ou pour nous (valeur sociale). On estimera pertinent un jugement qui rend possible des situations souhaitables. Exemple : la crise de la valeur Travail (censée permettre à l’Homme de s’émanciper et de se socialiser) implique qu’en son absence ont lieu des jugements non pertinents : on croit qu’il est juste et bien de gagner de l’argent en boursicotant sans Travail (ni travailleurs), et crack !
La condition de l’homme moderne fait qu’il ne s’en remet plus à Dieu pour lui transmettre des valeurs – il se charge de les trouver lui-même en faisant usage de la Raison. Et comme la Raison est universelle, les valeurs qu’elle trouve peuvent servir de références communes, de socle pour la société. Une crise des valeurs est fondamentale.
Sauf que c’est un peu plus compliqué que ça. La modernité peut bien être une structure auto-portante où l’Homme produit ses valeurs, ce boulot-là ne concerne qu’une partie de la population. Les valeurs montées en système sont élaborées et diffusées par des « professionnels » : intellectuels, artistes, scientifiques, décideurs en tout genre – les experts. La modernité reste une « ère médiatique » où les experts jouent les demi-dieux – les humains se contentent d’appliquer des systèmes de valeurs qui leur sont transmis et qui leur permettent d’effectuer des jugements pertinents en toute circonstance. Suffit de suivre la notice.
De crise en crise, on aura pu noter qu’il y a comme un « manque de communication » entre Experts et Peuple. Le référendum français sur la constitution européenne illustre bien le brouillage : pendant des semaines, les médias donnent la parole à des professionnels du jugement – qui sont massivement pour le oui et expliquent pourquoi il faut être pour le oui. Les gens s’en foutent, ils votent non.
On dit « crise des valeurs », mais il faudrait surtout penser « crise des grandes instances de production de valeurs » (en série, à monter en kit).
Cette crise de la légitimité des professionnels du jugement de valeur, c’est le thème de la « la condition post-moderne » de Lyotard. Selon lui, la conception déterministe du savoir aurait du plomb dans l’aile. Les experts qui énonçaient vérités indiscutables et pronostics infaillibles perdent en crédibilité. L’alliance entre le pouvoir et le savoir qui permettait de trouver le consensus stabilisateur de la société ne marche plus trop bien. Le job du savant a changé : il se met à chercher des problèmes plutôt qu’à trouver des régularités (et à prédire l’avenir pour tous). Le savoir devient paralogique : c’est la fin de la connaissance comme système – le consensus et la stabilité deviennent même des valeurs suspectes. La transmission de systèmes de valeurs (prêtes à l’emploi) par des « grands récits » fonctionne un peu à côté de la plaque. En matière de savoir et de jugement, on passe d’une logique de l’institution à une logique de la discussion.
Crise de légitimité qui frappe les instances d’évaluation? Dans un échange de mails avec la rédaction de C4, Josly Piette (ex-ministre de l’emploi) refusait comiquement de revenir sur l’évaluation du plan d’accompagnement des chômeurs sous prétexte qu’elle faisait l’unanimité. Impossible de faire comprendre au professionnel du jugement politique que c’est précisément cette unanimité qui est suspecte parce qu’elle s’obtient en repoussant les problèmes pour conserver la stabilité. On encadre les cas individuels et on vire les déviants quand il s’agirait de faire exactement l’inverse.
Vous n’auriez pas remarqué que ces derniers temps, les politiques ne ressemblent plus à des savants – on dirait des acteurs… ?
Sans doute que pour conquérir le peuple, il vaut mieux donner l’illusion de la transparence et de la certitude. Les savants mutants n’amènent que des problèmes qui n’impliquent que du
changement (genre les mecs du GIEC). Reste quand même la vieille école (tout n’est pas perdu) : des experts toujours prêts à apporter caution rationnelle et valeurs scientifiques (genre Alain Minc, cf.p.14). Mais vu la tournure des événements, ce n’est plus comme avant ! Mondialisation des flux, économie cognitive et culturelle (très volatile et instable), multiplication des variables et des données : comment voulez-vous effectuer une prédiction sérieuse ?
C’est l’histoire de Guy Quadden qui se pointe à la radio et qui dit : « mais personne n’avait prévu cette crise – à part quelques farfelus » (sans doute des gens qui créaient des problèmes quand le « système » faisait pourtant l’unanimité ?). Et un auditeur qui lui répond: « combien de temps peut-on encore appeler experts des mecs qui ne prévoient rien du tout » ?
Sale époque pour les Experts – d’autant que les mutants qui peuplent le réseau de la société de la connaissance ont la fâcheuse tendance à privilégier la discussion (en P2P) à l’application des valeurs établies quand il s’agit d’opérer un jugement. Le bombardement des cerveaux par la série télé qui portent leurs noms ressemble au baroud d’honneur des experts comme producteur des valeurs de référence. Au programme télé, délire sur la transparence, leçon de savoir constitué en vidéo clip et triomphe de la certitude scientifique sur le crime (à la fin).
Cette série, « Les Experts », témoigne d’une nouvelle alliance stratégique. Puisque le consensus ne peut plus se faire grâce au savoir, le pouvoir prend désormais appui sur la narration pour imposer ses valeurs. Fin des grands récits, mais démultiplication de petites histoires qui s’insinuent dans la discussion? Pas grave, le marketing viral contamine les conversations à des fins commerciales. Le public veut imposer ses valeurs (originales ou authentiques) ? Zéro problème, on infiltre le public. Le storytelling permet l’application des techniques de conteurs pour transformer jusqu’aux parlottes devant la machine à café, désormais programmées comme des procédures de circulation de l’information ou de teambuilding.
L’objectif est simple : changer les techniques pour conserver l’autorité. Si on ne peut plus avoir raison et bien tant pis – tant qu’on garde le pouvoir! Tout le monde s’est aperçu qu’un mec comme Berlusconi ne saurait pas avoir raison (même lui, il a pigé). Mais reconnaissons qu’il sait se contenter de raconter des histoires. Pourtant, les gens croient ses jugements de valeur. La gauche critique, rationnelle, a du mal à piger…
Heureusement, l’affabulation despotique ne constitue pas l’unique voie offerte par la narration – nouvelle instance de valorisation. Dans Chaosmose, Guattari avançait l’idée qu’une possible sortie de crise (globale) passerait par la génération des processus narratifs qui ne visent plus la reproduction de valeurs instituées (et la conservation de l’autorité) mais la production de plus-value subjectives. En d’autres termes : ne plus chercher à re-cadrer les « cas à problèmes » (alias «les publics difficiles »), envisager le récit de leur expérience comme une construction de valeurs singulières – matériaux qui constituent le tissu social comme un patchwork. « Nos sociétés sont aujourd’hui le dos au mur et elles devront pour leur survie développer davantage la recherche, l’invention et la création. Autant de dimensions qui impliquent une prise en compte des techniques de rupture et de suture proprement esthétiques. Quelques chose se détache et se met à travailler à son propre compte autant qu’au vôtre si vous êtes en mesure de vous « agglomérer » à un tel processus. 1 »
La crise des valeurs ne concernerait qu’une société médiatique – où les cadres de référence transmis par des experts (institutions) et constitués de valeurs quasi objectives (travail, patrie, famille, solidarité, tolérance,…) peinent désormais à fournir des mesures qui puissent s’imposer aux populations. Dans la société post-média prophétisée par Guattari, la crise des valeurs ne
saurait exister puisqu’elles abondent.
Reste à inventer des pratiques qui conjuguent la création de valeurs « subjectives » et le travail de remembrement propre à une société conçue comme un patchwork de cadres de référence. C’est dans cette perspective que certains médiactivistes (Wu Ming, Bifo) parlent de mythopoièse – une éthique de la narration qui permet de changer le monde en le racontant…
Notes:
- Félix Guattari, « Chaosmose », Galilée, 1992, p. 183. ↩