Dans le courant des années 90 est né le manifeste « l’Appel des 600 », qui militait pour une taxation des grosses fortunes et qui a rebondi vers une association baptisée «L’argent fou ». Créée en 1998, l’asbl était une petite coordination d’assos’ et de syndicats travaillant à la production d’expertises populaires sur le système dominé par la finance. Jules Pirlot se souvient : « C’était l’époque des émeutes de Seattle et l’apparition de mouvement anti puis altermondialisation, et la coordination « L’argent fou » s’est élargie pour devenir celle que nous connaissons actuellement : ouverte à toutes associations et fermée aux partis politiques ». Au plus fort du mouvement, la coordination « D’autres mondes » comptait près d’une centaine d’associations.
Fédérer tout ce beau monde, allant du collectif affinitaire à la Mutualité socialiste et aux syndicats en passant par Attac ou Oxfam, ne devait pas se faire sans mal…
Mais au fait, cette « coordination », elle coordonne comment? Jules Pirlot raconte : « En assemblée générale, tout le monde discute dans le style ‘assemblée ouverte’. Une série d’actions pouvant intéresser tout le monde finissait par émerger. Cela dit, il n’y avait pas d’obligation de participation aux actions, et on comptait en général entre 10 et 25 associations participant aux événements, avec le consensus des autres. La coordination finançait le projet, mobilisait, etc ».
Mister Pink contraste: « Nous sommes rentrés dans la coordination parce qu’on pensait que c’était un chouette projet fédérateur, mais on est toujours restés en marge. Le problème, c’est que dès qu’on proposait quelque chose qui bougeait un peu, ça bloquait. On a voulu faire un débat sur la constitution européenne, et ça n’a pas été possible, parce que les syndicats avaient une position assez ambiguë sur le sujet. Alors, s’il y a des acteurs de la coordination qui décident de quoi on peut parler ou pas, ça la fout mal. En fait, officieusement, il y a un groupe de « décideurs». Ils doivent être 6 ou 7, et c’est ceux qui mettent le fric. Les deux syndicats, la Fmss, Oxfam et l’une ou l’autre personne influente. Ce sont eux qui ont par exemple monté la structure nécessaire pour trouver un permanent, puis qui l’ont choisi. Je crois que ce groupe s’appelait « les porte-parole», mais il avait manifestement un rôle beaucoup plus important.»
A la polémique stigmatisant les syndicats comme décideurs, Jules Pirlot répond sans tabou : « Il y avait un souci de garder un contact étroit entre les syndicats et les réseaux associatifs, ce qui fut un succès – jusqu’en 2000, les syndicats étaient plutôt méfiants à l’égard du monde associatif, pour ne pas dire en position de rivalité. La coordination a toujours été attentive à ne pas proposer quelque chose qui aurait pu froisser l’un ou l’autre syndicat et créer une situation de blocage ».
Les moments forts
L’événement emblématique de la CDM, ce sont les « alterparades », carnavals contestataires chers aux mouvements radicaux (Reclaim the street, Euromayday…). J.Pirlot ajoute: « C’était l’époque des Cities parade. Nous avons donc eu l’idée de récupérer cette pratique sur le thème de l’altermondialisation. Ces « alterparades » ont incontestablement mobilisé du monde, notamment celle qui s’est déroulée le jour des fêtes de Wallonie, avec une insertion dans le cortège officiel —ce qui n’était pas du goût de tout le monde. Il y a eu aussi des actions de moindre ampleur, mais qui ont eu un impact symbolique largement répercuté par la presse. Je pense notamment à une action contre la privatisation de l’espace public. Il s’agissait d’un piétonnier place St-Lambert. Il y a eu aussi plusieurs actions en faveur d’une poste publique».
Mister Pink livre sa perception des « alterparades » : « On avait proposé qu’elles se déroulent dans les quartiers périphériques de la ville plutôt que devant les apparts bourgeois du centre; mais ils n’ont pas suivi. L’idée que les syndicats se
rapprochent des mouvements alternatifs, d’Attac etc, c’est une chouette proposition, mais le problème, c’est que leur base ne suit pas, ce qui rend leur position ambiguë. Les «alterparades » par exemple : quand tu vois le rapport entre les moyens déployés et le nombre de personnes dans la rue (quelques centaines), alors qu’un syndicat peut normalement rassembler des milliers de personnes, c’est un peu bizarre ».
La CDM a également développé de nombreux groupes de travail. Jules Pirlot, en tant que responsable du groupe « Enseignement », raconte : « On a fait un travail de réflexion et de conscientisation, en particulier sur les dangers de la privatisation de l’enseignement. On est passé à un cheveu de la catastrophe quand l’Organisation Mondiale de Commerce (OMC) a voulu faire de l’enseignement un service similaire à une marchandise. D’un autre côté, nous nous sommes aussi intéressés au « plan Arena », qui était aussi une forme de privatisation de l’enseignement technique et professionnel. La première mouture de ce plan parlait d’un système « en alternance » privé-public, c’est-à-dire une collaboration étroite entre les entreprises et l’école. On entrait dans un jeu où finalement on ne savait plus très bien ce qui était public et ce qui ne l’était plus. Depuis, la mouture a été amendée. Je ne dis pas que c’est grâce à nous, mais je pense que nous avons notre part de responsabilité dans la médiatisation d’un plan qui aurait pu passer inaperçu. Le travail de la commission s’est fait en jonction avec le groupe contre l’invasion publicitaire, pour stigmatiser le déferlement de pub dans les établissements scolaires».
Le rapport au pouvoir
Les mouvements altermondialistes se déchirent depuis plusieurs années sur la question du rapport au pouvoir politique et institutionnel. Ceux qui voudraient l’élaboration d’un vrai programme politique accusent les autres de tuer le mouvement, incontestablement en perte de vitesse. Pour ceux-là, le fait de contester sans rien proposer comme alternative serait la raison essentielle de la crise du mouvement. Jules Pirlot va dans ce sens : « Même si on ne peut pas dire qu’il y ait une position claire de la coordination, elle est clairement traversée par cette crise d’identité. Nous avons toujours essayé de faire cohabiter des actions au caractère utopique avec les préoccupations des organisations syndicales en passant par les groupes de lobbying, et ça a bien fonctionné pendant un temps. Personnellement, je pense qu’après presque dix années de lutte, l’absence de débouchés politiques tue le mouvement altermondialiste, ce qui n’est pas le cas, par exemple, en Amérique latine où l’on peut voir une certaine volonté de construire un autre ordre mondial. Ça n’a pas fonctionné ici en Europe, où on est écrasés par les directives européennes. Même si il y a de temps à autre une poussée de résistance à l’un ou l’autre décret, il n’y a pas véritablement de construction d’une alternative politique. Bref, la coordination a finalement l’impression de tourner en rond ».
Dissolution de l’asbl «Pour d’autres Mondes»
Cette crise identitaire et la perte de vitesse de la CDM a conduit récemment à la dissolution de l’asbl, et au licenciement du permanent. On peut lire dans le CR de l’assemblée que « Cette « professionalisation » de la structure, qui a permis de réaliser différents projets mais surtout de garder un lien réel et dans la durée du réseau, a eu comme effet pervers un retrait de l’engagement militant de la part des associations membres de la coordination. »
Il y a donc bien, dans les faits, une distinction entre la coordination et l’asbl qui se dissout. Là où le bât blesse, c’est que c’est l’asbl qui décidera, avant de se dissoudre, de comment devra fonctionner la coordination. « Lors du dernier C.A, il a été décidé que le CNCD reprendrait le rôle de « coordinateur » pour la « Coordination D’autres Mondes ». Une pratique pyramidale que certains dénoncent depuis des années, et qu’ils estiment responsable de la perte de vitesse
de la CDM « aujourd’hui considérée par beaucoup de gens comme une association parmi d’autres dans le paysage liégeois ». Et Mister Pink de conclure: «Parvenir à mettre ensemble petits collectifs alter et grosses structures, c’est génial. De plus, il y avait un mélange générationnel intéressant. Cela dit, au vu des conceptions de société très différentes présentes au sein de la coordination, il aurait été préférable de définir des dénominateurs communs clairs au moment de sa constitution. »