Regards multiculturels sur une ville internationale

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« Aucun problème, tout le monde est le bienvenu ici! ». Dans les bistrots africains du piétonnier de la rue Longue Vie, centre festif du quartier, on se montre très accueillant. De fait, en été, les terrasses ne désemplissent jamais et l’on y rencontre un public très varié, que cela soit de par son statut socio-économique ou de sa nationalité. Un incontestable parfum d’Afrique y règne alors, joyeux mélange de musique, d’improvisation et de brouhaha. On se frotte les doigts aux ailes de poulet, on profite de la saveur des bananes plantains et l’incontournable riz est recouvert de sauces arachides ou moambe. Prix plancher (5/8 euros), service convivial, et la bière servie en bouteille d’un litre, comme au pays.

En hiver, le public des bars est moins métissé, en dehors de quelques visages pâles habitués. Un peu comme si le décor hivernal ne convenait pas. Peut-être que le froid favorise le repli. Mais, qu’à cela ne tienne, en lui-même le piétonnier Longue Vie nous donne un indice de la diversité culturelle que l’on trouve dans le quartier. Car au milieu des bars africains on dénombre aussi un snack pita turc qui ne désemplit pas et dont les clients les plus assidus sont les Africains, un bistrot latino et un bar belge qui s’est mis au diapason avec une carte simple aux prix modestes. A vrai dire, il serait beaucoup trop fastidieux de faire le tour des bars et restos ethniques que compte le quartier. A côté des nombreux asiatiques, belges, italiens et autres bars branchouilles, il y a aussi des restos africains très chics où l’on peut s’essayer à l’autruche pour 20 euros et boire une bière congolaise importée pour 14.

No ghetto

Ainsi, au premier coup d’œil, une seule certitude s’impose, mais elle est de taille. Matongé, présenté comme « le » quartier africain de Bruxelles, n’est pas un ghetto. Il est d’ailleurs intéressant de se pencher sur l’évolution de ce quartier de la commune d’Ixelles, compris dans un triangle formé des chaussées de Wavre et d’Ixelles et de la rue de la Paix, avec des extensions dans les rues avoisinantes. Après avoir vécu son heure de gloire, il faillit ressembler aux endroits mal famés que connaissent toutes les grandes villes, s’est sauvé des eaux avant de se faire plumer par les vautours immobiliers.

A l’origine, Matongé va se développer à cause de la présence de la « Maison africaine », la résidence universitaire des étudiants congolais à qui la Belgique avait octroyé des bourses, à la fin des années 1950. Suite à l’indépendance du Congo, de plus en plus de Congolais migrent et viennent tout naturellement s’installer ici et rebaptisent l’endroit du nom d’un des quartiers de Kinshasa. Ensuite, d’autres communautés (entre autres, rwandaise, burundaise, malienne et sénégalaise) vinrent s’y joindre. Des boutiques s’ouvrent dans la galerie marchande d’Ixelles et sur la chaussée de Wavre : bijouteries, salons de coiffure, magasins d’alimentation et épiceries exotiques prolifèrent. Matongé devient l’un des hauts lieux de l’élégance africaine. Marc Somville, habitant du quartier depuis 25 ans et qui fut pendant 10 ans président du comité de quartier, se souvient : « Les dignitaires du régime Mobutu venaient pour quelques jours à Bruxelles, ils allaient faire du shopping dans les boutiques de luxe sur la toute proche Avenue Louise avant de venir régaler la chique à Matongé. Ils offraient le champagne et laissaient beaucoup d’argent dans le quartier ».

Sans que l’on puisse y voir un lien de cause à effet, la chute de Mobutu au Zaïre coïncide avec une montée de la délinquance dans le quartier. Tandis que la commune dominée par le MR (PRL à l’époque) se désintéresse complètement du quartier, laissant plusieurs terrains publics à l’abandon, n’y voyant sans doute aucun intérêt électoral, agressions et interventions policières musclées créent une atmosphère de violence qui culmine, à l’aube de l’an 2000, dans une série d’émeutes. Il faudra attendre un changement de majorité
politique pour rétablir la situation et apaiser les tensions. L’alliance communale PS-Ecolo-CDH propose une autre approche policière, basée sur la prévention et le dialogue. Des agents de quartiers sont déployés et il n’est pas rare aujourd’hui de les voir plaisanter bras-dessus bras-dessous avec les tenanciers. Pourtant, aujourd’hui encore, alors que le quartier est tout à fait sûr et tranquille depuis près de dix ans, Matongé traîne chez certains une mauvaise réputation. Les étiquettes ont la vie dure. Ca colle fort. On vous dira sans doute qu’on y deale encore différentes substances plus ou moins illicites mais, très franchement, cela ne crée pas d’insécurité. Même que parfois ça dépanne les amateurs de clopes épicées. Et les récentes rafles de la police de Bruxelles-Ixelles ont diminué la visibilité du trafic qui avait un peu trop tendance – on peut le dire aussi – à oublier les règles de base de la profession, à savoir la discrétion et la planque.

Victime de la pression immobilière

Situé entre le quartier européen, que nous évoquions [dans le numéro précédent->http://c4.agora.eu.org/spip.php?article1436], et le quartier luxueux de l’avenue Louise, Matongé a subi de plein fouet la spéculation immobilière. Ici, le phénomène de gentrification n’est pas qu’un concept, ses effets transformateurs sont visibles partout. D’ailleurs, c’est bien simple, il n’y a presque plus aucun Africain qui habite Matongé ! Les chiffres disent 2%. Pour Marc Somville, « les Africains ont fait l’erreur de ne pas acheter quand c’était encore possible, alors ils ont dû partir car les loyers sont devenus impayables. Je sais qu’actuellement c’est très dur même pour les commerçants ». Les expatriés européens, y compris nos nouveaux camarades de l’Est, ont pris leur place, même si la majorité des habitants restent des Belges. Matongé a payé sa proximité avec le blinquant et vitré Parlement européen. « Avant, la place St Boniface était un quartier d’étudiants, maintenant ce sont les fonctionnaires européens qui sont là » se désole Antoine Tshitungu, historien et écrivain congolais qui vit à Matongé depuis 15 ans. Marc Somville, que nous n’hésiterons pas à qualifier d’Africain blanc tant il fait corps avec les communautés africaines, se demande même s’il n’y a pas eu « à un moment donné, la tentation de se servir de la pression immobilière pour faire disparaître Matongé afin d’assurer un continuum bon chic bon genre entre le quartier européen et le quartier Louise ». Mais le quartier a résisté, et les nouveaux habitants riches apprécient ce qu’ils considèrent comme une touche exotique venant agrémenter leur environnement.

Les Africains se sont donc relogés dans les communes où les loyers sont beaucoup plus abordables. A Saint Josse, des petites communautés des Grands Lacs ont rejoint leurs amis turcs tandis que les Nigérians se regroupent à Molenbeek et Anderlecht, quartier général des Maghrébins. D’autres ont émigré à Laeken, Jette et dans certains quartiers de Bruxelles-Ville. Un peu partout donc. Ne vous étonnez pas d’ailleurs de tomber sur des restos angolais autour de la gare du midi ou camerounais à St Gilles. Mais, pour tous, Matongé reste le centre d’attraction commerciale et culturelle. On n’explique pas autrement la présence d’une dizaine de salons de coiffure et de beauté regroupés sur quelques mètres, parfois côte à côte.

Les pubs de crèmes pour blanchir la peau inondent les vitrines et on ne le regrettera jamais assez. Black is beautiful.

Il en va de même pour les magasins d’alimentation à l’entrée de la chaussée de Wavre, qui se succèdent les uns aux autres. C’est que la clientèle africaine ne provient pas seulement de Bruxelles ni même de Belgique. La réputation du quartier a dépassé les frontières et attire les communautés de France, d’Allemagne et des environs. On les repère facilement grâce aux plaques de voitures qui passent et repassent car garer sa caisse le week-end n’est pas une mince affaire, les pauvres.

Brassage
des cultures ?

Mais qu’en est-il des interactions sociales ? Puisque Matongé n’est pas un ghetto, réussit-il à produire du lien interculturel ? Les Africains se mélangent-il vraiment ? Et entre ceux-ci et les autres ? Poser la question c’est invariablement se voir répondre le même refrain : « il n’y a pas de problème ici, tout le monde parle avec tout le monde ». Alors, il faut gratter un peu, insister beaucoup. Oui, on peut aller dans tous les bars, mais ils sont clairement identifiés : rwandais, burundais, congolais, camerounais… on s’y mélange volontiers mais, lorsque la situation dégénère sur le continent originel, alors la tension monte à Matongé et c’est chacun chez soi. Parfois même, on se divise entre Tutsi et Hutu. Heureusement qu’il y a le « Soleil d’Afrique » qui se fout royalement de ces divisions puisque son proprio est turc !

Et avec les non Africains ? Oui, on parle avec son propriétaire pakistanais – tous les proprios des magasins d’alimentations sont des Pakistanais – mais dans le cadre cordial d’une relation commerciale. On ne se paie pas le café. On se côtoie dans les phone shops et les night shops, récupérés eux aussi par des Indiens et Pakistanais, plus rarement par des Maghrébins.

Pour Antoine Tshitungu, « il n’y a pas de frictions particulières à Matongé, et c’est surtout dans le contexte des loisirs (bars, restos) que les cultures se frottent ». Il se gratte la barbe et complète : « il y a aussi pas mal d’activités culturelles organisées ici et qui rassemblent un public mixte, comme les Jeudis Littéraires par exemple à l’Espace Matongé. Ou lors du Festival du Film africain au Vendôme, le public est mélangé, tout le monde vient ! Sans oublier que l’on organise également le Festival du Film marocain ici chez nous ». Marc Somville, qui a organisé pendant dix ans la grande fête populaire du quartier (en juin) s’enthousiasme: « chaque jour il y a entre 20 000 et 30 000 personnes, et au moins un tiers sont des blancs de toute condition sociale, l’ambiance est extraordinaire. Pour moi, lors de ces fêtes, on assiste à de vrais brassages de cultures ! ». Signalons également la présence d’une très intéressante galerie d’art, « Lumières d’Afrique», chaussée de Wavre, à deux pas de café resto l’«L’Horloge du Sud » qui, de son côté, organise régulièrement des petits concerts intimistes.

Semblant dénoncer une évidence, Antoine Tshitungu s’enflamme : « C’est aussi la trajectoire individuelle qui fait que l’on est ouvert ou pas aux autres. Tous les Africains ne sont pas gais et chaleureux, c’est des clichés ça ! ». On n’envisage pas de le contredire, surtout lorsqu’il ajoute « Prenez pas exemple les gens qui prient dans les églises évangélistes, ils ont un comportement sectaire, mais c’est à cause de leur pratique religieuse, pas parce qu’ils sont Africains ! ». La prolifération de sectes évangélistes en Afrique a aussi trouvé un terreau fertile à Bruxelles. Tous les mois, des posters géants annoncent la venue du grand prêtre un tel, faiseur de miracles et guérisseur de l’âme. Et ça marche. Des stades sont réquisitionnés lorsque les salles de Matongé ne suffisent pas. Sans doute pour faire des miracles encore plus grands. Mais toute cette agitation mystique n’est pas du tout du goût de François Kassongo, journaliste et figure historique de la communauté congolaise. « Avant, pour se protéger, on se créait une identité tribale, qui en réalité n’était rien d’autre qu’une identité fictive. Maintenant, de plus en plus de gens rejoignent ces églises pour exprimer leur identité mais c’est une illusion. C’est un monde qu’on ne voit pas, qui a ses propres règles, sa propre économie, souvent maffieuse. Ces églises prônent des valeurs universelles mais en fait ce sont des vrais ghettos. Il faut lutter contre ça. Ce sont des bulles réfractaires à la multiculturalité. Mais à quoi ça sert d’être à l’étranger si c’est pour vivre comme chez soi ? Moi je postule qu’on ne peut pas être heureux ici si on veut vivre en tant que
Congolais ou Turc
». On rajoutera que beaucoup de jeunes immigrés arrivent avec un bagage culturel assez faible.

Leur ambition se concentre exclusivement sur la réussite financière rapide et les réseaux religieux sont un bon moyen de cacher, voire blanchir les revenus illicites.

L’expérience de Radio Panik

François anime diverses émissions sur les ondes bruxelloises. Africana sur Radio Campus tous les jeudis soir et Jardin Public le samedi matin sur Radio Panik. Il nous explique qu’au départ, les premiers migrants désiraient créer des émissions par et pour les Africains, ce qui était assez légitime du point de vue de jeunes militants qui tenaient à affirmer leur identité. Mais aujourd’hui, « il faut jouer la carte de la multiculturalité, il faut éviter le repli sur soi, il faut que Bruxelles s’ouvre davantage ». C’est le pari qu’il tente de réussir avec son émission sur Radio Panik, une radio associative bien connue située aux alentours de Madou. L’émission est animée par une équipe composée de représentants des plus grandes communautés présentes sur le sol bruxellois. Des Congolais, Marocains, Turcs, Italiens débattent ensemble, proposent leurs choix musicaux, leur agenda culturel. Et ça marche, « on n’a pas le relevé des taux d’audimat, plaisante-il, mais les feedbacks sont bons ». Le rêve, un peu fou, de François ce serait de voir apparaître un « créole bruxellois, qui existe déjà un peu dans le langage des enfants fréquentant des écoles multicolores comme à Molenbeek par exemple ». Qui sait ? Peut-être qu’un jour les descendants de toutes ces générations d’immigrés trouveront une solution aux tracasseries linguistiques de la capitale en créant un nouveau bruxellois. Les politiques menées en matière d’urbanisme, de promotion culturelle et d’accès à l’éducation peuvent favoriser l’ouverture ou au contraire le repli communautaire, mais il est évident que le brassage des cultures s’inscrit avant tout dans le temps.

Sans recourir à des enquêtes savantes, les mariages mixtes constituent le plus simplement du monde un bon indice du niveau de cohabitation entre différentes communautés. Or, force est de constater que si les relations black and white sont monnaie courante, il n’en va pas de même vis-à-vis des communautés maghrébines, asiatiques ou turques. A la connaissance de François, d’Antoine, de Marc et de tous les autres que nous avons interrogés, et également selon notre propre observation, on ne recense pas de mariage entre Africains et les communautés précitées. Sur un forum Internet, une jeune marocaine interrogeait ses potes à ce sujet. « Est-ce que vous connaissez des Marocaines qui sortent avec des blacks, s’interrogeait-elle. Non, lui répondit-on ». Un jour, peut-être.

En attendant ces temps bénis, Matongé continue de nous charmer par ses couleurs, ses odeurs et ses bistrots enfumés. Matongé continue aussi ses expérimentations, parfois des plus extravagantes. Une image résume à elle toute seule l’évolution récente du quartier. Chaussée de Wavre, entouré de part et d’autre par des magasins d’alimentation africaine, un bâtiment pourri a récemment été racheté par une société immobilière qui en quelques coups de pelles en a fait des appartements de standing pour bobos très friqués. L’immeuble se fond dans le paysage comme du miel dans du whisky mais ce n’est pas tout. Le rez-de-chaussée commercial a été loué par l’Eglise Universelle du Royaume de Dieu. Des pubs du Christ Sauveur noient les façades flambant neuves tandis que les fidèles s’agglutinent dans une salle de prière hi-tech. Improbable. Saisissant. Mais nous tenons à laisser le mot de la fin à Antoine Tshitungu qui conclut « l’ouverture, c’est la capacité de trouver normal d’avoir autour de soi des gens qui ont d’autres valeurs ».

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