On pourrait penser que les tracas financiers qui rythment l’économie mondiale ces derniers mois imposent un seul mot d’ordre aux citoyens : « Serrez-vous la ceinture ! Les temps sont durs ! Alors, pas de dépenses inutiles ! » Mais il n’en est rien. Malgré la crise dont on parle tant, la vente des jeux de la Loterie nationale n’a pas diminué. Au contraire, de l’avis de Marianne, libraire à Liège, elle aurait même tendance à augmenter : « Plus leurs moyens sont restreints, plus les gens développent un imaginaire sur le gain éventuel ». En d’autres termes, moins on en a les moyens, plus on joue. Claquer de l’argent pour en récupérer plus, c’est ce qu’on appelle l’investissement. Un « investissement » plutôt maladroit si l’on s’en tient aux probabilités de gagner (voir encart « Méfiez-vous des météores »). Mais si, objectivement, les chances sont minimes, le fantasme de décrocher la timbale prend parfois le pas sur la raison. Le lien entre le manque de moyens et l’envie de jouer s’appelle le rêve. Gratter un billet ou remplir une grille de Lotto transforme l’espace d’un instant le gratteur sans le sou en multimillionnaire. « Les résultats du Lotto mettent une semaine à tomber, explique Marianne, et on est tous millionnaires pendant cette semaine ! ». Mais dans l’univers du jeu, rêver coûte de l’argent. D’un air résigné, Marianne, qui observe ses clients depuis de nombreuses années conclut en un soupir: « c’est la petite taxe sur le rêve, j’imagine ».
Récemment « sevré », Jean explique comment, dans le creux de la vague, il a vu en les jeux de hasard une éventuelle bouée de sauvetage : « Pour moi, tout a commencé dans une période où j’avais des difficultés financières. J’avais un boulot à mi-temps, ma compagne était au chômage, et on ne s’en sortait pas. J’avais quelques potes qui jouaient de temps en temps au Subito et à ce genre de jeux, et qui avaient gagné une ou deux fois de jolies sommes. Alors j’ai tenté le coup. J’ai investi 150 euros en billets de loterie, en me disant qu’avec un peu de chance, ça allait peut-être donner quelque chose… » Les sommes « investies» peuvent sembler monumentales mais Jean n’est sûrement pas un cas isolé : « A la librairie de quartier où j’achetais mes billets, j’ai rencontré quelques personnes dans le même cas. Et ce qui m’a surpris, c’est que la plupart ont commencé à jouer parce qu’ils avaient des problèmes financiers, qu’ils avaient tout tenté… Ils achetaient leur premier Subito comme le jeu de la dernière chance, espérant un coup de pouce du hasard ».
Par ailleurs, il existe quelques journées au cours de l’année qui sont tout à fait particulières pour les amateurs du jeu : les vendredis 13, par exemple, qui correspondent bien évidemment aux jours de grosses cagnottes. Au cours de ces journées, les librairies se verront prises d’assaut. La superstition amplifie encore un peu plus le fantasme. Comme si la chance, ce jour-là plus qu’un autre, serait du côté des joueurs, et non plus du côté de la Loterie nationale. Thierry, libraire à Liège, note un changement de comportement : « Avec la crise financière, les gens se dirigent de plus en plus vers les grosses cagnottes ou vers les billets à gratter qui proposent un plus grand gain. Par exemple, beaucoup abandonnent un tirage ordinaire de Lotto pour jouer plutôt à l’Euro Millions ou à la grosse cagnotte du moment ». Les cagnottes indécentes de l’Euro Millions qui dépassent parfois la barre des cent millions font ainsi vaciller la raison de bien des gens. Quant à la tranche de la population qui est la plus cliente des jeux de la Loterie nationale, il confirme avec ironie les propos de Marianne : « c’est comme pour les cigarettes : c’est toujours ceux qui sont au chômage qui se permettent d’acheter des paquets à 6 euros plutôt que de les rouler ! ».
Dans le monde du hasard, il reste une évidence : on rêve tous de devenir « scandaleusement riche ». La société telle qu’elle est nous impose cet horizon. Mais avant de pouvoir
stabiliser un meuble bancal avec une liasse de billets de 100 euros, de l’eau risque de couler sous les ponts. Cela dit, si vous vous décidez à jouer, restez tout de même vigilants à une chose : la vérification. Les veinards qui décrochent le gros lot ne s’en rendent pas toujours compte ! « Un jour, raconte Thierry, une de mes clientes est arrivée dans la librairie et m’a parlé des jeux à gratter. Elle n’avait manifestement pas compris le principe du 21 et m’a dit : « C’est pas passé loin ! L’autre jour, j’ai fait 21 ! J’y étais presque ! Paniqué, je lui ai demandé ce qu’elle avait fait du billet et elle m’a dit qu’elle l’avait jeté ! Elle avait jeté un billet à 50 000 euros ! ».
Méfiez-vous des météores
Le grincement de la clé qui racle l’espace argenté. Les battements de cœur qui s’intensifient à la découverte des premiers chiffres : un… deux… le souffle se fait court, un frisson vous parcourt l’échine, un geste fébrile de la main balaye les impuretés du ticket… et… et… et non… Encore raté ! La chance n’était pas de votre côté cette fois-ci. Peut-être vous sourira-t-elle la prochaine fois. Mais la prochaine fois risque d’être tout aussi décevante. Il faut dire que statistiquement « la chance » est plutôt contre vous : il en existe environ une sur 14 millions de tomber sur les six numéros gagnants du Lotto. On aurait plus de chances d’être percuté par une météorite que de gagner au Lotto, parait-il. « Investir » dans ces jeux de hasard n’est donc pas le meilleur des calculs.
Mais la science des probabilités n’est pas forcément la tasse de thé de M. Tout-le-monde. Ces jeux de hasard constituent dès lors un terrain privilégié pour les charlatans. Sous couvert d’un langage pseudo-scientifique, certains bouquins et sites en ligne proposent des méthodes quasi infaillibles destinées à permettre aux internautes de décrocher le gros lot : recettes-miracles sous formes de raisonnements scientifiques, calculs des probabilités, etc. On apprend ainsi au fil des lectures que tel nombre ne sort pas beaucoup tandis que celui-ci un peu plus. Même le site de Loterie nationale propose des tableaux comprenant « les numéros qui sortent du lot » ou « les numéros qui sortent le moins ». Or, malgré toutes les prédictions statistiques que l’on peut faire, chaque boule du Lotto détient la même probabilité de sortir qu’une autre, quoi qu’en disent les spécialistes autoproclamés.
Le démon du jeu et son maître
Il existe une dépendance au tabac, à l’alcool et à toutes sortes de drogues. Il existe aussi une dépendance au jeu. La limite entre le comportement considéré comme normal et la pathologie est parfois étroite. Dès l’instant où un besoin de jouer, une incapacité de s’arrêter se font ressentir, il y a lieu de s’interroger. Après avoir tenté de se voiler la face, Jean a bien dû se rendre à l’évidence : il était maladivement accro : « Parfois, à la seule idée d’aller acheter un Subito, de le gratter, j’ai des sueurs froides. Là, ça va faire neuf mois que je n’ai plus touché un billet à gratter. J’évite soigneusement tout ce qui ressemble à une librairie ».
La Loterie nationale a développé une approche de la chose complètement schizophrène. D’une main, elle entend lutter contre la dépendance au jeu à coup de politique d’information et de conseils paternels aux joueurs. De l’autre, elle offre aux mordus de la gratte ou du remplissage de grilles de quoi sombrer un peu plus profondément dans leur dépendance : comment rester crédible dans la lutte contre l’addiction lorsque l’on propose 15 jeux à gratter et 7 jeux de tirage différents ? La liste est longue. En voici les plus célèbres : Lotto, Joker, Euro Millions, Bingo, Subito, Presto, Win for Life, et j’en passe et des meilleurs. À cela s’ajoutent les publicités accrocheuses et les témoignages de gagnants qui étalent leur bonheur nouveau. Tout est bon pour pousser les citoyens à la consommation, même à l’addiction.