Jérémy, 37 ans, bosse dans le secteur de la culture depuis plus de dix ans. Son statut reste complètement précaire : « La plupart du temps, je suis chômeur : c’est la seule manière de pouvoir m’en sortir financièrement ». Récemment, il a passé une visite de contrôle chez un facilitateur de l’ONEM (dans le cadre du plan d’accompagnement des chômeurs). « J’avais décidé d’imposer mon intermittence comme une stratégie: je fais surtout un boulot de créatif sur des projets ponctuels, ce genre de job implique une grande disponibilité – souvent incompatible avec un contrat de salarié».
Lors d’une rencontre préparatoire avec une assistante de son syndicat, c’est un peu la douche froide : « La personne que j’ai vue m’a conseillé de chercher une formation professionnelle – pour plus de sécurité. Je la comprends mais de mon point de vue, c’est absurde : comment peut-on continuer à bosser si on se tape une formation à temps plein pendant un an ou six
mois? ».
Le problème, c’est que l’activité réelle de Jérémy peine a apparaître, en tant que telle, sur le radar des politiques sociales : « J’ai bossé comme scénariste sur un projet BD qui a duré un peu plus d’un an. Je voulais être salarié pour me protéger face à l’ONEM, mais c’est difficile d’évaluer combien de temps on passe effectivement à bosser! On s’est mis d’accord avec l’asbl qui avait le projet pour dire que ça me prenait un quart temps – mais, comme ça, en gros. Seulement, un quart temps pendant un an, c’est impossible depuis qu’il n’y a plus de complément chômage : j’ai donc été engagé pendant trois mois à temps plein». Un bricolage douteux mais obligatoire pour ajuster la réalité aux statuts existants.
« Le reste de l’année, j’ai bossé comme rédacteur pour une revue associative ou comme animateur d’ateliers vidéo. Et je me suis fait payer en RPI (Régime des Petites Indemnités) ». Au moment de rencontrer le facilitateur de l’ONEM, la tension est à son comble : « L’assistante du syndicat m’a prévenu que la personne qui allait s’occuper de moi était « dure mais juste ». Je me suis dit que c’était foutu ». Seulement, une carrière dans le monde de la culture, ça tient toujours à peu de chose : « Elle était malade. Sa remplaçante, dont c’était la première expérience professionnelle, s’est montrée curieuse et compréhensive : c’est passé comme une lettre à la poste ».
D’autres ont parfois moins de chance. Dimitri, comédien de formation, agit comme un électron libre sur les territoires culturels. Il bosse comme régisseur, sonorisateur et, à l’occasion, il peut faire l’acteur. Son passage dans le bureau du facilitateur fut moins réussi : « J’avais eu un contrat de six semaines pour un festival de musique. J’avais mal négocié, parce que le festival durait effectivement six semaines, mais j’étais présent en permanence (du matin à minuit) ». Pas facile de compter en heures dans le monde de la culture…
« Pour le reste de l’année, je n’avais qu’une vingtaine de RPI. Le reste m’avait été payé en défraiement. J’ai pas particulièrement peu bossé mais j’ai passé beaucoup de temps sur l’aspect technique d’un gros projet qu’il fallait rendre avant le 1er octobre » Du coup, la sanction tombe : quatre mois de mise à l’épreuve (sans suspension de chômage). « Le gars que j’ai rencontré n’a rien voulu savoir de mes RPI et tout ça : il m’a dit que c’était insuffisant. Je lui ai expliqué pour le projet : il m’a parlé d’envoi de CV… Ca ne marche pas comme ça, le truc, c’est qu’il faut graviter dans des réseaux, ton CV, il est connu ou il ne l’est pas… ».
Il faut savoir rester détaché : la réalité n’est pas administrative. « Bon, j’ai envoyé mes candidatures, fait mes lettres de motivation, mon CV. Ça n’a pas d’autre sens que de garder mon chômage. Pendant les quatre mois, j’ai appris que le projet était accepté : j’aurai au minimum trois mois de contrat et il faudra voir comment la pièce va marcher pour envisager la suite »
Parce que c’est ça le
marché de la culture : si on est disposé à payer le miel (quand on estime qu’il a bon goût), on ignore tout le travail de pollinisation qui est fait en amont [Moulier-Boutang].
Un problème que Dante, DJ avec une petite notoriété, explique assez bien : « Si tu fais un set pour un grand festival d’été, tu peux avoir 250 ou 300€. C’est comique parce qu’à mon avis, ils doivent croire qu’on te paie la prestation et peut-être le matos (les disques). Mais la majeure partie du boulot, c’est l’écoute! Seulement, personne ne te paie pour écouter de la musique ». Du coup, Dante slalome entre des intérims dans l’isolation industrielle et le chômage : « Quand j’organise des tournées pour moi ou d’autres, ou que j’ai des projets en production (ndlr : il s’occupe de sa petite maison de disques), je suis au chômage, et le reste du temps, je bosse ».
Mais il reconnaît que tout ça demande pas mal d’énergie : « j’ai deux boulots, comme au États-Unis ».
Le fait de réussir à trouver une activité qui garantisse un revenu sans réduire trop le temps libre s’avère souvent déterminant pour mener à bien un projet culturel. Gaspard, travailleur polyvalent, a étudié les possibilités avant d’opter pour une stratégie. « Je travaille par projets. J’organise des événements ou des colloques, j’écris pour des publications, j’anime des ateliers d’écriture. Pendant cinq ou six ans, j’ai cumulé un poste fixe (dans l’enseignement ou l’associatif) et des activités intermittentes. Je suis tombé malade, c’était sérieux et ça s’est traduit par une incapacité de travail permanente (de 33%). Du coup, plus de contrôle ONEM pour moi ! Alors, j’ai choisi de ne plus viser le salariat et de m’inscrire comme artiste à titre complémentaire ». Particulier, pas efficace. « Depuis que j’ai fait ce choix, je trouve que « professionnellement», ça ne va pas si mal, même si financièrement, ce n’est pas encore ça… ».
Plusieurs dispositifs légaux ont été inventés pour jouer les rustines sur un droit du travail mis à l’épreuve par les réalités du secteur culturel. En tête des usages, le Régime de Petites Indemnités (RPI) 1. Il permet d’être rémunéré pour une activité exceptionnelle à concurrence de 100€ par prestation, et pour un maximum de 2000€ par an. Le tout sans taxes ni charges (le brut = le net) et en restant chômeur (il suffit de noircir une case). Evidemment, ce genre de cadre ne saurait représenter l’avenir de l’État social, (même actif).
Autre possibilité : réussir à transformer ses prestations en travail salarié. La méthode est simple : on négocie un forfait pour un travail et on le convertit en salaire. On peut négocier cela directement avec son « client » ou bien on peut passer par Smart 2. C’est mieux pour l’avenir de l’État social mais le cachet que vous avez négocié devient ainsi un salaire brut! Et, de plus, vous ne devenez pas pour autant un citoyen modèle : bien souvent votre activité sera intermittente et débordera de la période couverte par le contrat de travail. En bref vous bosserez alors que vous serez payé par le chômage.
Le travailleur culturel doit se penser comme un stratège du droit social – un explorateur des dispositifs légaux à des fins de détournement. Ce n’est pas qu’il soit fraudeur dans l’âme, c’est surtout qu’il gravite dans un no man’s land du droit social: condamné à effectuer lui-même une sorte de remembrement du code du travail. Et les choix administratifs qu’il prendra se révéleront souvent déterminants pour sa « carrière ».
Dans un même temps, le chômage devient un peu un laboratoire de la (micro) finance. Où des chercheurs réalisent des expériences fondamentales pendant que le Plan d’accompagnement leur met des bâtons dans les roues. Bref, les conditions sont plutôt difficiles. Depuis que les politiques économiques touchent la culture, l’équation classique (travail = emploi) explose et les actifs du secteur sont frappés par
la damnation du travail gratuit. Éternellement suspectés de paresse parce que bossant sans être rémunérés.
Et l’ONEM, c’est un peu ce mari qui rentre du bureau et qui croit que sa femme n’a pas foutu grand chose parce qu’elle est en train d’écouter un chouette morceau à la radio (en pelant des patates)…