— Bonjour, belle dame ; auriez-vous pour moi je vous prie, une petite place dans votre grande baignoire ?
— Mais bien entendu, cher monsieur, en tout cas pour ce soir.
Les voici bien assis, presque confortablement. Place à quelques paroles avant les actes, des préliminaires du genre : « Vos enfants habitent toujours chez vous ? » « Aimez-vous Brahms ? » « Et le pape ? Que pensez-vous du pape ? ».
Ils sont dans la baignoire, ils ne se passent pas de savon et pourtant ils vont se payer une scène (c’est la crise, mais pas d’économie sur la culture). Les baignoires sont bien remplies, la mezzanine s’anime et on s’agite du parterre au second balcon. Les spectateurs patientent, papotent ; quelques chochottes chuchotent… pendant que le souffleur de vers, solitaire, s’installe dans son trou. Puis, tout à trac, « une atmosphère obscure enveloppe » la salle. Recueillement. On sent venir les coups. Ils sont trois. De velours rouge sang (mauvaise augure), le grand rideau se lève pour des centaines d’assis. Le décor en toc et antique est planté. Arrivent Hippolyte et Théramène … « Le dessein en est pris : je pars, cher Théramène, Et quitte le séjour de l’aimable Trézène. Dans le doute mortel… »
— (Dans l’oreille de son voisin) Il est à peine là, qu’il parle déjà de partir. J’espère qu’il va rester, il est beau en plus…
— (Dans l’oreille de sa voisine) S’il veut éviter une tragédie il ferait mieux de s’en aller…
« Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? Madame, oubliez-vous Que Thésée est mon père, et qu’il est votre époux ? »
— (Toujours dans l’oreille) Mais c’est immoral cette pièce ?
— (Aussi dans l’oreille) A cette époque c’était ainsi, maintenant… !
« Hippolyte aime…Aricie a trouvé le chemin de son cœur … Non je ne peux souffrir un bonheur qui m’outrage ».
— (Discrètement) Ca va mal finir. J’ai faim et je déteste le sang !
— (Itou) J’ai faim moi aussi, alors partons avant de prendre racine et que ça dégénère.
— Tout est prêt dans mon four, des oignons farcis, ça vous dit ?
— Je préfère la farce à la tragédie…
— Pour la farce, pain, épinard, ricotta, juste un peu de veau haché, ail et cannelle. Quant à l’oignon, il doit être bien dodu. Il faut couper la base, pour qu’il tienne bien droit dans le plat, le creuser délicatement, c’est là tout l’art et c’est difficile, avec une cuillère à bords coupants…
Enthousiaste et volubile, elle dérange voisins et voisines. Des « chut ! » fusent.
« Le roi vient. Fuyez, Prince, et partez promptement… »
— Cette fois, c’est la bonne. Fuyons aussi sinon je vais pleurer, en plus de mes oignons je risque de me noyer…
Et dehors…
— Il fait meilleur ici. Allons donc déguster ces farcis…
— Voulez-vous de cette recette découvrir la suite ?
— Ma parole oui, je bois les vôtres, allez-y et dites…
Puis dedans…
— Laissons-là les vers, que voulez-vous boire ? Les oignons, je les ai mis au four trois quarts d’heure à couvert et une demi-heure à découvert. Je les servirai avec des tagliatelles et un pesto à la roquette (roquette, parmesan, pignons, huile d’olive) mais en attendant un bon bain chaud ça ouvre l’appétit…
La baignoire est vaste et propice. Tout baigne pour eux deux, insouciants désormais du malheur d’Hippolyte.