Hors des sentiers battus

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Derrière une unanimité de façade, le mariage entre culture et économie peine à faire débat – même s’il existe quelques voix critiques. Certains dénoncent le risque de la marchandisation de la culture et revendiquent la création de dispositifs exceptionnels pour penser les rapports entre culture et économie. L’exception culturelle est une position politique bien connue.

En revanche, il existe une mouvance théorique plus confidentielle – on l’appelera “nouvelle économie politique”. Il s’agit d’un réseau de recherches qui formulent une hypothèse originale audacieuse : au lieu de concevoir l’inclusion de la culture dans l’économie sous le mode de l’exception, il s’agirait plutôt de l’envisager comme le signe d’une profonde mutation. Il y aurait un nouvel esprit du capitalisme qui pourrait être appréhendé, notamment, au travers de l’intégration du marché culturel.

Le postulat fondateur de l’économie politique fait coïncider la production de richesse et la valorisation capitaliste (Adam Smith). La richesse, c’est le produit de la rencontre entre investisseurs et force de travail. Tout le reste ne saurait avoir qu’un impact économique marginal ou négligeable. Cette hypothèse constitue la clé de voûte d’un paradigme économique qui va tourner à plein régime dans un max de cerveaux pendant presque 2 siècles. Les économistes (même Marx), les politiques (même de gauche), les syndicalistes, les artistes et intellectuels engagés, et la majeure partie de l’opinion publique s’accordent sur le fait que la richesse naît quasi exclusivement de cette rencontre entre capital et main d’oeuvre – dans l’usine, l’atelier ou les bureaux. C’est ainsi que désormais plus personne ne se souvient qu’au départ, l’équation “TRAVAIL = EMPLOI” était un modèle expérimental, non une vérité révélée…

Mais depuis 40 ans, on assiste à une sorte de revanche des externalités (ces secteurs initialement « virés » du cadre de l’économie). L’éducation et la formation, le travail social et culturel, les équipements publics, le tissu social ont un impact économique que plus personne ne se permettrait de juger « négligeable » aujourd’hui. L’écosystème, la plus célèbre des externalités, prouve à lui seul qu’il peut être dommageable de maintenir une position théorique (“ceci n’a rien à voir avec l’économie”) quand ses effets sur la réalité sont désastreux…

La question qu’on devrait peut-être se poser à ce stade est : peut-on penser l’inclusion de toute une série de secteurs (tels que la culture) dans l’économie en utilisant des théories qui ont pour fondement d’en affirmer leur exclusion? La mouvance de la “nouvelle économie politique” pense que c’est impossible.

Penser l’entrée dans l’ère du capitalisme cognitif (où la culture devient un enjeu économique) impliquerait la construction de nouvelles hypothèses théoriques. Yann Moulier-Boutang propose, par exemple, d’envisager la production de logiciels libres (qui reposent sur le mécanisme du Peer to Peer) comme modèle explicatif d’une économie qui fonctionne sur l’exploitation de la connaissance, des aptitudes culturelles ou affectives. Le P2P (peer to peer) est l’antithèse organisationnelle de la production linéaire (la chaîne de montage, par exemple), mais symbolise à la perfection la manière dont fonctionne la coopération entre cerveaux – véritables fabriques de valeurs culturelles et cognitives. L’idée n’est pas complètement neuve : un des grands ancêtres de cette “nouvelle économie politique”, Gabriel Tarde (1843-1904), postule que la conversation, l’opinion publique, la mode, les villes, les réseaux sociaux, sont autant de vecteurs de la circulation des deux quantités sociales fondamentales que sont le désir et la croyance. Et que cette circulation, qui a lieu “de pair à pair” et dans une dynamique d’invention et d’imitation, est le processus qui crée les valeurs.
Le P2P n’est pas qu’une alternative organisationnelle, c’est une lame de fond qui sape des institutions aussi fondamentales que la propriété privée. C’est
sur le P2P que repose ce spectre qui hante toute l’économie de la culture : la piraterie. 4 000 000 000 de téléchargements «illégaux » sont effectués chaque année. Les politiques et de nombreux médias continuent de relayer des positions qui conçoivent la piraterie comme un «fléau », quand un doute “expérimental” nous pousserait plutôt à y voir un problème politique majeur. Les moyens techniques, les croyances et les désirs des individus changent : que faire s’ils produisent des valeurs et des pratiques qui s’opposent aux dispositifs légaux? On fout tout le monde en prison ou on trouve plus sage de changer la loi?

Dans un même temps, les promoteurs de nouvelles hypothèses montrent qu’il est impossible de construire un modèle d’économie culturelle et cognitive efficient sur la base de conception telles que le copyright et le droit d’auteur. Ils leur préfèrent le copyleft et considèrent que la notion d’auteur témoigne d’une conception qui semble ignorer la dynamique nécessairement coopérative de toute création. L’application stricte de la logique du copyright pourrait même s’avérer contreproductive : la valeur culturelle croît par l’imitation, et restreindre la circulation d’un bien culturel, c’est risquer l’appauvrissement.

Le monde bouge, les concepts restent : pas étonnant qu’il y ait de la tension…

Autour de 1900 déjà, Tarde reprochait à l’économie politique de ne pas chercher à comprendre comment se constituent les valeurs. Si elle avait essayé, elle se serait peut-être rendu compte qu’elle réduisait l’ensemble du processus complexe de création de la richesse à une infime partie du travail de reproduction (celui qui consiste à fabriquer des objets quantifiables). Avec un peu de chance, ça lui aurait sans doute permis d’entrevoir l’invalidité de son équation fétiche (TRAVAIL = EMPLOI).

La stratégie de Lisbonne intronise la culture “catalyseur de la créativité” dans une U.E. qui devrait devenir la première économie de la connaissance au monde d’ici 2010. Mais les politiques (et leurs conseillers) refoulent une donnée expérimentale de plus en plus incontournable: la culture ne crée pas tant de l’emploi que de la richesse! On peut favoriser l’expansion du secteur culturel : on augmentera forcément le volume de travail, mais pas celui du nombre de postes de salariés!
D’un côté, on présente la culture comme un territoire possible pour la construction d’une société post-industrielle. Et de l’autre, on s’inquiète des difficultés rencontrées par les jeunes (même diplômés) à intégrer le marché de l’emploi. Pour ne pas parler de l’incompréhension des parents (ouvriers ou employés) qui paient des études à des enfants qui errent, ensuite, de CDI en petits boulots et s’égarent dans un no-man’s-land du droit social. Bref, si on se donne la peine de regarder la réalité sociale par la fenêtre du secteur culturel, on comprend un peu mieux les rumeurs de “précarisation des classes moyennes”.

Pourtant, les hypothèses de la “nouvelle économie politique” affirment que l’erreur n’est certainement pas d’impliquer la culture dans les affaires économiques. Cette démarche-là témoignerait plutôt d’un mouvement, très intéressant, de correction des modèles théoriques traditionnels. La culture a toujours été fondamentale dans la constitution de la valeur, le comprendre enfin ne pourra faire de tort à personne. Le problème est plutôt de croire qu’on pourra construire une société de la culture et de la connaissance sans devoir changer grand chose à la façon dont on conçoit généralement le travail depuis deux siècles…

Les politiques sociales tentent un bricolage macro-économique des plus foireux. Leur plan consistent à intégrer un secteur d’activité culturel – désormais conséquent en volume humain et financier – sur des bases héritées de l’ère industrielle (répartition par le salaire, théorie de la valeur qui confond emploi et travail, organisation linéaire de la production). Le point de levier qui permet de réaliser cette transformation à moindres frais est fourni par le marché de l’art (ou modèle de “
star system”) et son concept d’auteur – dont le génie créateur s’impose au public.

Pour éviter le désastre que nous promet ce bricolage conservateur mais inconsidéré, la mouvance de la “nouvelle économie politique” propose des scenarii qui offrent de sortir, par le haut, d’une crise qu’elle diagnostique comme institutionnelle 1 – et dont la manifestation “morale” si souvent commentée depuis des mois ne serait guère qu’un symptôme. Elle tente de construire des modèles théoriques et des dispositifs de répartition de la richesse adaptés aux processus de production culturelle ou cognitive (réseaux, coopération entre cerveaux, P2P,…) qu’un nombre croissant de travailleurs (pas forcément employés ni employables) sont d’ores et déjà en train d’intégrer.
Cette mutation passe(ra) forcément par des mouvements sociaux…

– à suivre –

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Pour en savoir plus :

Nombreuses oeuvres sont celles de Gabriel Tarde ré-éditées aux éditions « les empêcheurs de penser en rond » – les préfaces et les postfaces sont souvent lumineuses. Aux mêmes éditions, on trouve un ouvrage de Maurizio Lazzarato (Puissance de l’invention – la psychologie économique de Gabriel Tarde contre l’économie politique) – sa lecture pourrait être une expérience bouleversante pour les croyances économiques traditionnelles.

Du même, de Lazzarato, on peut signaler (aux même éditions) l’efficace et souvent abordable : Les révolutions du capitalisme.

Pour un ouvrage d’économie (avec tableaux, graphiques,…), on pourrait se reporter au livre de Yann Moulier Boutang, Le capitalime cognitif – la nouvelle grande transformation (aux éditions Amsterdam).

La revue Multitudes (http://multitudes.samizdat.net/), dirigée par Moulier Boutang, offre également (en ligne et gratuitement) une très large collection d’articles sur le sujet.

Notes:

  1. mais cette crise institutionnelle est avant tout infinie.

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