Dés-ordres au barreau

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C4 : Les avocats connaissent-ils la crise ?

A : Bien sûr, les avocats ont leur petit bout de crise à eux. Au sommet, les cabinets internationaux employant des milliers d’avocats licencient par centaines. Ces cabinets accompagnaient la bulle spéculative et vivaient en partie de fusions et acquisitions d’entreprises, activités qui fondent avec la crise. Ici, pour les avocats de proximité qui travaillent en Wallonie, les effets de la crise sont amortis dans le temps, sur quelques mois ou quelques années. Leur marché s’appuie sur des secteurs très variés et ne va pas disparaître d’un coup.

C4 : Dans quelle mesure subissent-ils cette crise ?

A : Les avocats subissent les conséquences directes ou indirectes de la paupérisation de l’environnement économique. Quand l’avocat se charge d’un litige à propos d’un immeuble par exemple, ses honoraires sont en partie fonction de l’importance du litige, donc de la valeur de l’immeuble. Moins il y a d’activités économiques, moins les entreprises ont l’occasion de se disputer.

C4 : La crise ne fait-elle pas que les gens ne respectent plus leurs engagements ? N’a-t-on pas plus besoin de vous pour contraindre à respecter la parole donnée ?

A : Il y a un moment où les gens ont moins envie de régler leurs comptes en justice et par le droit. Les avocats racontent qu’après la seconde guerre mondiale, ils avaient moins de travail. À part les litiges spécifiquement liés à l’après-guerre, le contentieux était réduit : peu de divorces, peu de querelles dans les milieux professionnels où régnait le plein emploi, peu de disputes entre commerçants noyés de travail, etc. Aujourd’hui, pour les avocats, c’est comparable mais dans un climat délétère et non de reconstruction. Autant les entreprises que les particuliers se disent : je ne vais pas investir dans un procès coûteux, je vais essayer de trouver des solutions extra judiciaires. En temps de crise, les rapports de pure force reprennent le dessus. Vous avez suivi l’inédit bras de fer entre Delhaize et Unilever, inimaginable en plein essor où le point d’équilibre est plus commodément trouvé. De plus en plus d’opérateurs économiques comme de particuliers se disent : je ne crois plus nécessairement à la meilleure efficacité du droit, du cadre juridique, je vais casser ce contrat qui me lie à tel ou tel, je vais remettre à plat les conditions de notre entente car je sais que mon interlocuteur, en position de faiblesse, n’osera pas protester…

C4 : Donc les bagarres ne viennent pas des crises ?

A : Il y a des disputes inhérentes à la crise –voyez les procès Fortis, les procédures de licenciements collectifs, les récupérations de créances impayées… Mais ça coûte cher de faire un procès, et quand on le gagne, on se heurte souvent à la faillite ou à l’insolvabilité du perdant. D’où le relatif succès aujourd’hui de ce qu’on appelle les modes alternatifs de règlement des conflits, les médiations, les arbitrages…

C4 : C’est une concurrence pour les avocats ?

A : Oui et non parce que les avocats font aussi de la médiation et de l’arbitrage. De plus, l’avocat honnête donne de plus en plus le conseil de transiger quand le contexte s’y prête ; c’est même une obligation déontologique.

C4 : Quand vous transigez, vous touchez moins ?

A : Fatalement, quand on transige au début d’un litige, cela veut souvent dire que l’avocat aura moins travaillé. Cela dit, un client pour lequel on transige sera content. C’est comme ça que l’on tisse une relation de confiance.

C4 : Quel est l’impact de ce nouveau contexte ? Vous licenciez ? Il y a des restructurations ?

A : Les coûts d’exploitation augmentent plus que la rentabilité. Les avocats veillent plus qu’avant à comprimer leurs coûts. On voit par exemple fleurir chez nous des centrales d’achat, des offres d’externaliser les tâches de secrétariat avec possibilité d’envoyer des fichiers de dictée numérique à Madagascar à 22h, et
le courrier vous revient sous forme dactylographiée le lendemain à 6h, et ce à un prix bas par rapport au coût salarial belge.

C4 : L’avocat gagne moins. Qu’est-ce que ça change dans sa vie ?

A : Il y aura un décalage entre la crise brutale des derniers mois et une éventuelle chute des revenus des avocats, car de nombreuses affaires ont été amorcées avant la crise. Par ailleurs, le champ d’activités des avocats s’est étendu au cours des dernières décennies et amortit le choc. L’accès à la justice s’est démocratisé, notamment par les assurances de défense en justice et l’extension du pro deo qu’on appelle aujourd’hui le Bureau d’aide juridique. Mais, plus qu’avant, des avocats ne savent plus payer leurs cotisations sociales. Il y a une paupérisation de la profession. S’il n’y avait pas cette indemnisation récente des avocats pro deo, nombreux sont les avocats qui sombreraient sous le seuil de rentabilité.

C4 : Qui paie cela ?

A : L’État fédéral. Certains avocats dépendent à 100% de l’aide juridique octroyée aux démunis. On aura, je suppose, des regroupements d’avocats pro deo sur le modèle des maisons médicales. Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi cela n’existe pas…

C4 : Cela représenterait quel pourcentage ?

A : Je pense qu’à Liège, il n’y a pas loin de 2 millions d’€ par an pour l’ensemble du barreau. Certains reçoivent quelques centaines d’€, d’autres des dizaines de milliers. Cela fait vivre l’équivalent de 50 avocats à temps plein sur plus de 880 en activité. Et l’enveloppe est en augmentation car il y a de plus en plus de pauvres et de plus en plus de gens qui ont droit à un avocat pro deo.

C4 : Vous étiez de la classe moyenne supérieure. Sentez-vous que vous descendez de classe sociale ?

A : La moyenne des revenus imposables d’un avocat en Belgique ne dépasse pas 50000€. Il y a des centaines d’avocats en Belgique qui déclarent des revenus entre 20000 et 40000€ imposables. Ce sont des gens qui ont un niveau de vie comparable à celui d’un employé normal. Et à l’instar de bien des secteurs de la société, il y a un barreau pauvre et un barreau riche. Y compris des pauvres, ce qui est nouveau, ça n’existait pas il y a une génération, ou alors à l’extrême marge.

C4 : Qu’en est-il de la concurrence ?

A : Voilà une autre circonstance qui diminue la rentabilité des avocats : depuis quelques années, le droit européen a transformé les avocats en opérateurs économiques ordinaires. La Cour de justice des Communautés Européennes a jugé que le droit de la concurrence s’appliquerait dorénavant aux avocats. À la suite de ce jugement, on ne peut plus interdire aux avocats de faire de la publicité ; leurs services sont soumis aux règles des marchés publics avec appel d’offres, les barèmes d’honoraires confortables sont interdits et assimilés à des ententes illicites sur les prix. Sans être adepte inconditionnel du droit de la concurrence, je constate que son application a fait baisser les prix dans l’intérêt du justiciable puisque les avocats ne peuvent plus imposer des tarifs de façon collective. Les opérateurs faisant énormément appel aux services d’avocats (compagnies d’assurances, banques, institutions privées ou publiques) imposent aux avocats des tarifs de prestation beaucoup plus bas, à la limite de la rentabilité. Avec l’argument classique : si vous n’êtes pas d’accord sur ces prix, un autre avocat fera l’affaire. Nouveauté donc : la concurrence, non seulement par la qualité mais aussi par les prix. Une compagnie d’assurances bien connue a convoqué ses avocats et leur a proposé de travailler à 250€ pour tout dossier à défendre devant le tribunal de police, pour assurer la défense pénale du prévenu et l’indemnisation de la victime. C’est un travail dont on considérait qu’il valait entre 500 et 1000€. On considère qu’un avocat qui travaille à moins de 100 euros l’heure travaille à perte.

C4 : C’est l’avocat qui dit ça…

A : Un ouvrier travaille plus ou moins 1600 heures par an. Un avocat peut
facturer environ 1500 heures par an. Parce qu’il doit se former, se déplacer, il y a des heures perdues. 1500 heures facturables par an, c’est rare qu’on y parvienne. Ça fait 150 000€. Mais si on déduit les frais de secrétariat, grosso modo 50000€, il en reste 100000. De ces 100 000 il faut déduire au minimum 25000 de loyer, matériel informatique, timbres, déplacements, formations, cotisations, assurances, etc. On arrive à 75000 moins 16 000 de cotisations sociales, il reste 59000. On retire sur ces 59000 entre 20 000 et 25 000€ d’impôts. Reste environ 35000. Est-ce du luxe de vivre avec 35000 euros avec ce niveau de travail et de responsabilité, après 5 ans d’études et trois de stage peu rémunéré ?

C4 : Vous donnez là une autre image du métier…

A : Un économiste, Lucien Karpik, a écrit en 2007 un ouvrage : «L’économie des singularités ». Il analyse ces marchés des singularités, ceux des vins fins, des disques, des livres, des cours particuliers, etc. Il écrit que les avocats sont, ou ont été, un marché des singularités, donc un peu épargné par la crise. Ce métier est ancré dans des millénaires de traditions. Les services rendus par les avocats sont caractérisés par leur valeur symbolique et des critères de qualité qui restent étrangement indéterminés. En plus, des lois protègent la fonction, lui donnent un quasi monopole. Pour survivre à la crise, cet économiste dit aux avocats : vous avez intérêt à réinventer votre métier et la symbolique qui y est attachée, à trouver les justes valeurs qui font que l’on fera encore appel à vous, à être davantage transparent dans vos coûts, à mieux expliquer la nature des services que vous prestez, à accepter le regard des autres sur le fonctionnement interne de votre métier. Les avocats seront-ils capables de garder cette singularité ? On peut se poser la question, car une des réponses que le barreau envisage d’apporter à sa crise économique est d’autoriser les avocats à exercer des professions accessoires dites compatibles, quitte à perdre leur âme. Par exemple, être administrateur de société, conseiller en brevets ou en droits intellectuels, agent immobilier, pourrait être autorisé. Auparavant, la fonction des avocats découlait d’un repère moral assez paternaliste, unique et homogène, auquel la société adhérait. Aujourd’hui, ce repère moral unique n’existe plus ; les sociétés se sont à cet égard démocratisées pour le meilleur et pour le pire, en ce sens que la liberté de pensée de chacun vaut bien celle d’un autre. En tout cas, la liberté de pensée de l’avocat ne vaut pas plus que celle d’un autre. Les avocats sont devenus des fournisseurs de services ordinaires, et c’est à chacun d’eux à y ajouter une éthique, puisque la morale commune ne la leur donne plus. Et il est plus facile de se construire une morale que de s’y tenir.

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