C’était du temps où Bruxelles bruxellait. Du temps où les estaminets de Bruxelles la provinciale transpiraient la gueuze. Jacques Brel, le prototype même du Bruxellois, famille flamande francophone, avait raison: c’était avant. La création de l’Otan et les premiers balbutiements de la construction européenne initièrent le processus d’internationalisation de notre capitale. L’expo-Atomium universelle de 1958 est le symbole de cette métamorphose. Depuis, Bruxelles est devenue la capitale officieuse d’une Union Européenne mastodonte comptant 27 pays, le siège de 120 institutions internationales et de 159 ambassades comptabilisant près de 2500 diplomates (deuxième centre d’activité diplomatique après New York). Vous ne trouverez pas un seul guide de voyage, un seul livre ou un seul site dédié à la ville qui ne souligne d’emblée le caractère multiculturel et cosmopolite de Bruxelles. Wikipedia n’hésite d’ailleurs pas à la définir comme « une des villes les plus cosmopolites au monde » !
De fait, sur le million d’habitants que compte la ville (entendue ici comme les 19 communes), on compte 320 000 citoyens étrangers, avec en premier lieu les Français, puis les Marocains, les Italiens, les Espagnols et les Portugais. Il faut ajouter à cela quelques dizaines de milliers d’habitants d’origine étrangère principalement issus du Maroc, de la Turquie et de l’Afrique sub-saharienne et qui ont acquis la nationalité belge. Cela représente plus de cent septante nationalités différentes. Sans compter que les belgo-belges parlent eux-mêmes deux langues complètement différentes !
Il nous a semblé naturel de commencer notre série de reportages en posant notre regard sur la colonie d’eurocrates qui accompagne le développement européen (qui en profite diront les mauvaises langues). Aux 25 000 fonctionnaires, il faut ajouter près de 15 000 lobbyistes. Mais aussi les politiques et leurs suites, les contractuels, les stagiaires, les consultants, les liaison office et tous ceux qui font du business, les boîtes de communication, les cabinets d’avocats spécialisés en droit communautaire, les ONG internationales à la pêche aux subsides, etc.
Leurs lieux de travail, quelque part entre Schaerbeek, Etterbeek et Ixelles, dans ce qui est désormais décrit comme le Quartier européen, offrent partout le même spectacle. Boulevards bordés de millions de m2 de bureaux, d’hôtels cinq étoiles et d’appart-hôtels pour les navetteurs internationaux. Aucune trace de ce qui constitue la base de la vie d’un quartier : les bars, les boulangeries et les commerces de proximité. Des restaurants pour le lunch et des bars pour les happy hours, toujours concentrés dans un espace très petit. C’est notamment le cas au rond-point Schumann où l’on note dix restos italiens et trois Irish Pub sur trois coins de rue, preuve que l’on n’est pas dans un cadre urbanistique normal et sensé. Parfois, une petite touche exotique, comme une boucherie irlandaise ou un resto asiatique. Mais le soir et le week-end, il n’y a pas le moindre chat dans ce quartier européen, nobody, juste des taxis.
Il faut descendre Place Jourdan pour retrouver un peu de vie. Dans ce qui était autrefois un quartier populaire très animé, les dernières destructions de maisons sont en ordre de marche. Place toujours et encore aux immeubles et aux appartements flambants neufs, de standing of course. Un Sofitel tout juste achevé trône désormais sur la place tandis que de l’autre côté, le Centre Culturel Senghor fait de la résistance et nous invite à remonter vers Ixelles. Là, le développement européen s’est construit autour de la gare et de la place du Luxembourg. Une véritable colonisation. Force est de constater que l’urbanisme du Quartier européen est à l’image de la construction de l’Union : du bulldozer et du balais pour chasser les classes populaires, et welcome le business !
Leurs lieux de domicile ? Facile, les célibataires, les jeunes et les petits nouveaux s’
installent dans les environs immédiats de leur boulot : Etterbeek, Ixelles, Schaerbeek et dans le centre de Bruxelles-ville. Le vélo pour aller au boulot et l’avion pour le week-end. Les familles et les plus anciens se sont installés un peu plus loin, à Uccle, à Woluwe St-Lambert et Woluwe Saint-Pierre 1 , soit les trois communes les plus chères de la région bruxelloise. Et le hasard fait décidément bien les choses puisque deux des quatre écoles européennes sont précisément installées à Uccle et Woluwe St-Lambert 2 Les écoles européennes ? Oui, des écoles publiques pour les enfants des fonctionnaires européens, afin de leur offrir un enseignement complet dans leur langue maternelle. Difficiles d’accès pour les non-fils de fonctionnaires, les études débouchent sur un baccalauréat européen. Dommage, l’école est certainement un des plus puissants outils d’intégration.
Si vous voulez les croiser dans les bars et les endroits de sortie, le moyen le plus efficace est de repérer les Irish Pub, qui sont à l’internationalisation urbaine ce que les Mc Do sont au fast food. Un indice infaillible. On a déjà parlé de ceux qui se trouvent à Schumann. Vous en trouverez place du Luxembourg, lieu qui constitue par ailleurs l’endroit de sortie number one des eurocrates. Pas d’Africains, pas d’Asiatiques, pas de Maghrébins, pas de Turcs. Les autres Irish Pub commencent à s’implanter dans les endroits de sorties branchés bruxellois : en face de la Bourse, place Flagey, du côté du Châtelain (Ixelles) et dans le goulet de l’Avenue Louise. Mais vous n’entendrez jamais un Bruxellois (peu importe son origine) vous proposer d’aller manger ou prendre un verre du côté Schumann, Place du Luxembourg ou dans un Irish Pub. Jamais.
Et si vous voulez dialoguer avec eux, il vous faudra utiliser l’anglais, par ailleurs langue parlée dorénavant par 35% des habitants 3. Se basant peut-être sur ce constat, l’Open VLD vient précisément de proposer que l’anglais devienne la troisième langue officielle de Bruxelles. On n’est pas dupe, c’est plus pour faire la nique aux francophones que dans un souci d’ouverture aux expatriés. D’ailleurs, dans son dernier éditorial, le site pour expatriés www.brusselslife.be abonde dans l’autre sens : « Si l’anglais est, sans contestation possible, la langue professionnelle dominante à Bruxelles, le français et le néerlandais restent les langues des loisirs et des découvertes! (…) Bruxelles est probablement une des capitales les plus secrètes au monde et (que) pour percer ses secrets, il faut y mettre du sien! Il faut briser le carcan dans lequel on s’est installé, il faut apprendre la langue du pays (…). Et pour être ouvert à Bruxelles, il faut s’ouvrir au français et au néerlandais… Malheureusement, l’inverse est également vrai, les Bruxellois francophones et néerlandophones doivent s’ouvrir à la communauté expatriée ».
Manu, fonctionnaire depuis sept ans, italo-allemande fille et sœur de fonctionnaires, nous explique que s’ils se sentent bien à Bruxelles, une ville qu’ils estiment conviviale, ses collègues « se plaignent souvent de la qualité des services publics et trouvent Bruxelles sale et dangereuse pour les vélos ». « Ceux qui restent longtemps, poursuit-elle, finissent parfois par s’intégrer dans le quartier où ils habitent mais pour la plupart ils n’éprouvent en général pas le besoin de rencontrer des Belges. Souvent ils ont un parcours international, ayant étudié à l’étranger et arrivent déjà mariés. De plus, il existe au sein des institutions des clubs de sports, de danse et même de rencontre… ». All inclusive.
Si avec un peu d’
expérience on repère au premier coup d’œil les établissements fréquentés par cette faune, il existe malgré tout quelques intersections où ils se mélangent. Dans les endroits connus pour être branchés -café Belga sur Flagey, les établissements de la Place Saint Boniface- ou pittoresques -les fritkot réputés et les marchés du dimanche matin. Et dans le quartier de sortie du centre ville, dans le coin des Halles Saint-Géry. Ils contribuent certes à touristiser et boboifier ces lieux mais il est illusoire d’imaginer une ville qui produirait du métissage culturel tout en conservant un caractère authentique originel. En 2008, l’Union Européenne a célébré l’année européenne du dialogue interculturel. Mais sans doute faut-il plus qu’une directive venue d’en haut pour créer du lien interculturel, don’t you think ?
Notes:
- Voir www.eurobru.com ↩
- La troisième est sans surprise à Ixelles et la quatrième sera installée à l’avenir à Laeken…non qu’il y ait beaucoup de familles de fonctionnaires dans cette commune mais il s’agit précisément d’une volonté de la Région bruxelloise de diversifier la présence européenne dans la ville. ↩
- Selon une étude du Professeur de l’UCL Ph. Van Parijs. Voir www.brusselsstudies.be
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