Rappelez-vous, Rwanda, 1994, il n’y a même pas 20 ans : « Radio Mille collines » usait de manière cruelle du formidable pouvoir d’information et de persuasion des médias, appelant au meurtre et à l’organisation d’un génocide de masse. L’une des preuves, s’il en est, que cette liberté d’expression débridée, si chère à Voltaire, peut mener aux pires exactions.
En Belgique , et ce depuis 1981, la politique s’est décidée à limiter cette liberté par l’adoption d’une série de lois. Les premières furent appelées «lois Moureaux», du nom de leur initiateur.
Celles-ci réprimaient les actes inspirés par le racisme et la xénophobie. Elles ont été renforcées par la suite par d’autres lois qui ont précisé et étendu leur portée exacte. Ainsi, depuis 1995, la législation réprime aussi toute négation, minimisation, justification ou approbation du génocide juif commis par le régime allemand pendant la seconde guerre mondiale. Plus récemment, la loi du 10 mai 2007 interdit « la discrimination fondée sur l’âge, l’orientation sexuelle, l’état civil, la naissance, la fortune, la conviction religieuse ou philosophique, la conviction politique, la langue, l’état de santé actuel ou futur, un handicap, une caractéristique physique ou génétique ou l’origine sociale ».
Concrètement, la loi tendant à lutter contre le racisme, de même que la loi tendant à lutter contre la discrimination, permettent au Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme mais également à d’autres groupements, d’introduire une action en justice en cas de violation décelée de toute une série de principes. Les conséquences de l’adoption de telles mesures seront importantes et, comme toute décision, largement sujettes à controverse.
« Il faut néanmoins, pensons-nous, crier au casse-cou. Peut-on, au nom de la défense des droits de l’homme, trancher autoritairement par le droit pénal des débats portant sur l’histoire ? Autrement dit, n’existe-t-il pas d’autres moyens de combattre le négationnisme que la restriction des libertés, même des libertés utilisées de manière abjecte ? L’expert en droit international Olivier Corten a lancé à ce propos un cri d’alarme, nous mettant en garde notamment contre une démarche qui pourrait aboutir à « décourager toute recherche sur des événements dont on prétend par ailleurs vouloir entretenir la mémoire »
[Willy Estersohn, Génocide arménien : négationnisme et justice, http://politique.eu.org].
Ainsi, deux manières d’aborder la liberté d’expression se sont progressivement distinguées au sein de notre royaume, chacune défendant ardemment ses positions.
Un journaliste belge s’est d’ailleurs attaché à analyser ces deux conceptions de la liberté d’expression qui s’affrontent en Belgique [Diederick Legrain, Politiquement correct : peut-on tout dire en Belgique ?, Les Editions namuroises, 2006, 124 p.]. « L’une, extensive, considère que cette liberté est le préalable à toute société démocratique. L’autre, restrictive, conditionne son exercice à un respect scrupuleux des minorités. Cette divergence a des conséquences concrètes et dangereuses : elle mène à un exercice de plus en plus parcimonieux de la liberté de parole, laissant de fait le “monopole de l’insolence” aux extrémistes. La liberté ne vaudrait-elle que pour les informations banales et les idées partagées par tous? » L’auteur remet en question l’autocensure “politiquement correcte” à l’œuvre dans les médias et les débats politiques .
Les partisans d’une liberté d’expression sans contrainte verront donc dans l’adoption de ces lois une atteinte à leur droit fondamental tandis que les défenseurs d’une certaine modération estimeront qu’il s’agit plutôt d’une mesure, certes astreignante, mais tout de même nécessaire pour sauvegarder un certain idéal de la justice et pour protéger les plus démunis. L’impact de cette modération sera cependant important sur notre vie quotidienne : plusieurs thèmes glisseront ainsi dans le domaine du politiquement incorrect et seront même sanctionnés
pénalement.
Entre les adeptes d’une liberté d’expression débridée et les autres, le débat est âpre et n’a sans doute pas fini de faire couler beaucoup d’encre.
Les minorités mieux protégées
La raison de cette contestation réside dans l’accumulation des cas sujets à sanction dans le cadre de ces lois. Car pour être certains de ne rien laisser au hasard, les législateurs ont englobé sous le terme de « discrimination » toute une série de notions très diverses : ainsi, à côté de la discrimination directe (une différence de traitement fondée sur la prétendue race ou origine) ou indirecte (cas dans lequel une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre a, en réalité, un effet préjudiciable pour les personnes d’une origine nationale ou ethnique particulière : par exemple, une offre d’emploi qui exige la connaissance parfaite d’une langue pour un veilleur de nuit ) existent également les notions de harcèlement (lorsqu’une personne est victime d’un comportement indésirable lié notamment à la race qui a pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité et de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant) ou encore d’interdiction de l’injonction de discriminer.
De plus, « l’intention raciste » constitue aussi à présent un élément aggravant pour toute une série de faits pénalement réprimés (viols, coups et blessures, injures, atteinte à l’honneur, abstention de porter secours à une personne en danger…).
Bref, toutes ces mesures édictées dans un but de défense des minorités restent en travers de la gorge de beaucoup. Et les contestataires ne se retrouvent pas uniquement dans les rangs des extrémistes. Certains, des historiens, des journalistes et bien d’autres encore sont plutôt ouverts d’esprit et à caser dans le camp des démocrates.
L’existence d’un risque d’utilisation intempestive
Hélas, il est vrai qu’aujourd’hui, force est de constater que de nombreuses situations pourraient se retrouver sous le coup de ces lois. Récemment encore, lors du match de football « Genk-Tubize», des chants « on-ne-peut-plus » délicats se sont faits entendre depuis les tribunes de Genk. Et c’est sous des cris « Les Wallons, c’est du caca » que l’entraîneur fit arrêter le match.
L’on ne peut que s’offusquer pour nos compatriotes sportifs mais en même temps, comme l’écrit Vincent Engel [www.vincent-engels.com]: « Ce n’est évidemment pas la première fois que l’on relève des incidents racistes sur les gradins des stades de foot. Cela va du sifflement évoquant le gaz des chambres de mort d’Auschwitz et ailleurs quand une équipe juive est sur le terrain aux imitations des cris de singes quand des joueurs à la peau noire sont dans le match. Le seul mouvement perpétuel, on le sait depuis que notre espèce existe, c’est la connerie. […] Cela dit, de tels incidents, n’en déplaise, sont inévitables. Ceux qui rêvent d’un sport vertueux, plein de « glorieuse incertitude », se fourrent le doigt dans l’œil. »
Ce n’était certes pas très élégant mais cet évènement méritait-il vraiment autant d’attention dans nos médias ? Les supporters de Genk, quant à eux, ont dû être ravis de la publicité.
Des situations si différentes et pourtant…
Passer du génocide rwandais aux tribunes d’un match de foot en Belgique peut paraître déplacé. Pourtant, même si les conséquences des deux cas sont aux antipodes les unes des autres, un lien ténu unit ces situations apparemment si dissemblables : la haine.
Si contestable, à certains égards, que puisse paraître l’adoption de ces lois, elle aura au moins le mérite d’avoir suscité le débat et de permettre à une partie de la population belge de prendre conscience de l’existence d’un malaise autour de ces thèmes.
Par ailleurs, contrairement à ce qu’on pourrait penser a priori, le politiquement correct, que beaucoup ont tendance à assimiler à une frange conservatrice, semble, notamment à travers le prisme des législations et de la question de la liberté d’expression évoquées ici, faire l’
objet d’un déplacement de champ intéressant. Lorsque Silvio Berlusconi dit d’Obama qu’il est beau et « bronzé », tous les medias ou presque s’accordent d’ailleurs pour en faire le champion du politiquement incorrect… A méditer ?