Monsieur Edouard est laveur de vitres depuis 34 ans. Il raconte…
“Je me suis mis à mon compte à 28 ans. Je terminais mon service militaire et je venais de me marier. Avant, j’avais travaillé pendant plus de dix ans pour un patron. Les débuts ont été durs. Vous savez, quand on part de zéro! A l’époque, j’avais acheté une charrette que je tirais à vélo. Il fallait bien, pour mettre les échelles. Et puis, je ne faisais pas que les vitres. La première année j’ai aussi nettoyé les façades, repeint les corniches, rénové les parquets et j’ai même ramoné des cheminées. Pour trouver du boulot, je faisais du porte à porte avec mon matériel”
Au fil des saisons
Au bout d’un an, Monsieur Edouard se constitue une bonne petite clientèle. “Une trentaine de petits commerces, un peu partout dans Liège: Outremeuse, le Laveu, Amercoeur, Kimkempois, Droixhe, Bressoux, le quartier Saint-Léonard,… Certains sont toujours de bons clients aujourd’hui. C’est comme ça que je suis devenu laveur de vitres à plein temps et que j’ai remplacé le vélo par une moto. Il a fallu encore un an pour que je puisse acheter ma première voiture d’occasion.”
Dans le métier, ce n’est pas tellement le travail qui manque, mais il faut parfois bien du courage. “Pendant les mois d’été, c’est très chouette d’être laveur de vitre. On est à l’extérieur, on profite du soleil, on est libre. Mais quand le mois de novembre arrive, là, on ne rigole plus. Parce que les vitres, il faut les laver, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente. Et les clients ne sont pas aussi nombreux en hiver. Ils ne nous appellent que toutes les deux ou trois semaines, au lieu de chaque semaine. Et chez les particuliers, on ne peut pas aussi facilement laisser les fenêtres ouvertes quand il pleut. De novembre à mars, ce sont les mauvais mois du métier.”
Le travail, c’est la santé ?
Aujourd’hui, malgré ses 62 ans, Monsieur Edouard est encore en pleine forme. “C’est le métier qui veut ça! Il faut être de bonne constitution pour tenir le coup comme laveur de vitres. Il faut un cœur solide pour pouvoir monter et descendre des échelles. Moi, je suis le seul à faire les coulisses, les grandes échelles de 12 mètres de haut. Croyez-moi, il ne s’agit pas d’avoir le vertige! Mais dans deux ans, j’arrête de monter si haut. On n’a plus vingt ans. Et puis, c’est les mains qui trinquent, toute la journée dans l’eau ammoniaquée. Je les soigne tous les jours, sinon j’aurais des crevasses et des blessures. En fait, c’est un métier que j’adore mais je n’aurais pas voulu qu’un de mes enfants devienne laveur de vitres. Aujourd’hui, être à son compte, ce n’est plus comme avant. C’est très décourageant. Dans le temps, quand on facturait 2000 francs à un client, on touchait 600 francs et il y avait 400 francs pour les frais généraux. Maintenant, pour la même facture de 1000 francs, on ne touche plus que 400 francs et c’est 600 francs qui vont aux frais généraux! Pour s’en sortir, il faut travailler de plus en plus et de plus en plus vite.”
La loi du marché
On l’aura compris, tout change à l’ère de la transparence. Notamment la concurrence, qui s’est nettement renforcée depuis quelques années. ”Il y a des gens qui proposent des prix bien trop bas. Ils forcent tout le monde à baisser les tarifs. C’est peut-être bien pour les clients, mais en attendant, les professionnels, eux, ils trinquent ! Et ce sont les mêmes qui disparaissent dès qu’il ne fait plus aussi bon, quand l’automne arrive. Tout a aussi changé dans la ville. Avec le piétonnier, on ne sait plus travailler comme avant. On commence la journée à neuf heures, quand les commerçants ouvrent les volets métalliques. Avant, on pouvait être là bien avant l’ouverture parce que les vitres n’étaient pas protégées comme aujourd’hui. Et puis, à onze heures, il faut sortir la voiture du piétonnier. On a aussi de plus en plus de mal à se garer et on doit transporter les échelles et tout le matériel sur son dos. J’ai même
pensé à racheter un vélo pour tirer la charrette que j’ai gardée en souvenir dans mon garage. De toute façon, les commerces ne vont pas bien… Alors, il faut parfois remonter le moral aux clients, faire des blagues, même quand ils n’ont pas le coeur à rire. Vous savez, moi je ne suis pas du genre à me mettre au travail sans avoir un peu causé. Ça, c’est aussi un des bons côtés du métier: le contact avec les gens. On partage leurs petits secrets, leurs petites peines, la vie, quoi.”
Une sociologie de l’invisibilité
Pourtant, s’il plaisante volontiers avec ses clients et discute gentiment avec eux de leurs joies et peines quotidiennes, une fois qu’il est à l’ouvrage, Monsieur Edouard revêt son manteau d’invisibilité. Comme tout bon laveur de vitres qui se respecte, il doit devenir aussi transparent que les vitres qu’il nettoie, histoire que ses clients ne se sentent pas scrutés par un œil étranger pendant qu’ils travaillent, mangent, discutent, s’engueulent, voire… « On croit que les laveurs de vitres ont sans cesse des possibilités de voir des femmes nues ou des gens en train de faire des galipettes. En réalité, c’est un mythe. Je peux vous assurer que sur toute ma carrière, ça m’est arrivé une seule fois. La dame était dans son bain, et avait totalement oublié ma présence, si bien que quand je suis entré dans la salle de bains avec mon seau et mes chiffons, ça a été une sacrée surprise… En plus, son mari était là, et elle a pris un fameux savon, sans jeux de mots… Non, sérieusement, c’est un métier où la discrétion est de mise. Il faut savoir se faire oublier. La plupart de mes clients arrivent sans problème à faire abstraction de ma présence pendant que je travaille. Ils ne semblent pas du tout perturbés par le fait que quelqu’un les observe à travers leurs fenêtres. Pour moi, c’est une preuve que je fais bien mon métier. Ce qui ne veut pas dire que je ne vois pas… En autant d’années de carrière, je pense être devenu un très bon observateur et connaisseur de la société, tous milieux confondus. Des banquiers aux petits pensionnés, des ouvriers aux commerçants, j’ai côtoyé tous les milieux. C’est comme ça qu’on s’aperçoit des différences… Chaque milieu a ses caractéristiques, ses habitudes, ses manies… Parfois, je peux avoir l’impression de faire un tout autre métier, quelque chose qui serait un peu comme du journalisme… » Monsieur Edouard, c’est sûr, en sait long sur l’humanité, et aurait sans doute bien des choses à apprendre aux sociologues de salon. Si ceux-là descendaient parfois de leur piédestal pour monter plutôt sur une échelle, ils auraient de quoi enrichir leurs essais…
Non, rien de rien…
Depuis un an, Monsieur Edouard ne travaille plus qu’à mi-temps. Il a pris sa prépension mais continue encore à voir des clients… et à compter en francs belges. «Il faut bien, c’est pas avec 17.000 francs que je peux me permettre d’arrêter complètement. Moi je dis aux jeunes qui veulent se lancer à leur compte dans le métier de mettre au moins 10.000 francs de côté par mois pour pouvoir bien vivre quand ils seront dans leurs vieux jours. Dans quelques années, j’essayerais de revendre ma clientèle à quelqu’un de confiance. C’est pas évident à trouver. C’est pour cela que j‘ai toujours travaillé seul. Une seule fois, j’ai engagé quelqu’un pour m’aider. Mais après sa première paye, il est parti et n’a plus jamais recommencé l’expérience. Par contre, j’ai lancé mon neveu dans le métier».
Des regrets, des souhaits, Monsieur Edouard? « Moi je ne regrette pas d’avoir fait ce métier-là. J’ai bien gagné ma vie, j’ai toujours été à l’air libre. Mais si c’était à refaire, je ne suis pas certain que je choisirais le statut d’indépendant. Des journées de dix heures, j’en ai eues plus qu’il ne fallait. Et puis les week-ends ou les soirées, quand on va chez des particuliers et qu’il faut faire l’intérieur, c’est franchement pas gai. En fait, on n’a jamais fini. Je comprends qu’on puisse avoir peur de se lancer à son compte. Mais vous savez, ça vaut toujours mieux que d’être au chômage! i> »