Une des façons de s’interroger sur la réalité est de recourir à des « grilles de lecture » qui sont des ensembles de présupposés, de critères et d’opérateurs mentaux sur base desquels nous élaborons nos représentations du monde. Les concepts que nous employons sont les mailles de notre grille de lecture, ils permettent de capter certains aspects de la réalité (ceux précisément que nous avons pu « mettre en mots »). Nos grilles de lecture sont le fruit de notre éducation, de notre situation sociale, de notre tempérament, de nos préoccupations du moment, et de tout ce qui influence ces facteurs (situation économique, régime politique, religion, etc.). Ainsi, un biologiste, un peintre, un apprenti mécanicien, un chômeur endetté, un ministre des finances… ne voient pas le monde tout à fait de la même façon.
Le propre des régimes totalitaires est d’empêcher la confrontation entre diverses représentations du monde. Le totalitarisme est un processus qui vise à organiser la vie des masses. Il n’existe qu’en tant que déploiement actif d’une logique interne qu’il présente comme « la » réalité. Tout débat sur ses fondements, tout autre rapport à la réalité, lui sont une menace. Le plus grand danger pour un régime totalitaire serait de n’apparaître que pour ce qu’il est : un rapport au réel parmi d’autres. « Le régime totalitaire», écrit Hannah Arendt, « comme toutes les tyrannies, ne pourrait certainement pas exister sans détruire le domaine public de la vie, c’est-à-dire sans détruire, en isolant les hommes, leurs capacités politiques. Mais la domination totalitaire, comme forme de gouvernement, est nouvelle en ce qu’elle ne se contente pas de cet isolement et détruit également la vie privée » (in « Le système totalitaire », Seuil 1972).
Selon une analyse de J. Généreux dans son essai « La dissociété », le totalitarisme serait avec « l’hypersociété » et la « dissociété » l’un des trois modes de régression sociale possible. Dans l’hypersociété, «l’être avec » (la dimension sociale et les liens collectifs) est hypertrophié au détriment de « l’être soi » (l’aspiration à l’épanouissement personnel et à l’autonomie). Tandis que dans la dissociété c’est l’inverse qui se produit : le désir « d’être avec » est inhibé en faveur de la domination du désir « d’être soi ». Le totalitarisme tend vers l’anéantissement de ces deux aspirations. Un régime totalitaire ne tolère ni l’autonomie personnelle ni les liens sociaux qui constitueraient une société.
Ce qu’il y a de particulier à notre époque est peut-être qu’une part croissante de la vie sociale est médiatisée par des images (magazines, séries télévisées, cinéma, etc.), le vécu direct s’atténue. En l’espace d’une génération, il est devenu possible de s’isoler dans un monde organisé par et pour soi-même (communautés internet, chaînes numériques à la carte, etc.). Nous évoluerions ainsi dans ce que Baudrillard a qualifié «d’hyper-réalité », bernés par des « illusions » qui nous détournent de ce qui est au fondement de notre système social. De surcroît, nous participerions de plus en plus à un conditionnement qui nous pousse à l’isolement et à la passivité.
Si nous comprenons que l’autonomie (étymologiquement “capacité d’être à soi-même sa propre règle”) et les rapports humains directs favorisent une existence qui ne se résume pas à une lutte pour la survie, pourquoi avons-nous tant besoin de le rappeler ? C’est qu’aujourd’hui, les entraves à l’autonomie personnelle et à l’entretien de rapports sociaux directs sont de plus en plus fréquentes. Un exemple flagrant est la si-tuation des chômeurs, de plus en plus limités dans leur autonomie individuelle et dans leurs relations sociales. Ils sont contraints à se poser des questions sur ce qui jusqu’à récemment allait de soi : « Est-ce que je peux aider des amis à construire une maison, à entretenir un potager, à réparer une chaudière? Est-ce que je peux faire vivre un atelier en y réalisant des sculptures, des tableaux… ? ».
On commence aussi à s’interroger sur la
banalisation des dispositifs technologiques tels que les systèmes de vidéo surveillance, webcam, PDA, GSM (avec ou sans blue tooth, technologie permettant la collecte d’informations sur le « réseau social » de l’utilisateur), GPS, cartes à puce (carte d’identité, jobpass,…), etc. Tous ces dispositifs reposent sur des transferts d’informations dont le contrôle échappe pour une large part aux utilisateurs. Quant aux serveurs du privé (google, yahoo,…), aux blogs, sites et communautés virtuelles (Facebook, Hi5,…) il est aisé de saisir le danger de la mise à disposition des données personnelles qu’ils accumulent.
Il importe finalement peu de savoir comment qualifier le régime politique en vigueur. Plus intéressante est l’analyse la tendance évolutive suivie : que s’est-il produit au cours des dernières décennies ou des dernières années ? Tendance au totalitarisme, à l’hypersociété, à la dissociété ?
Le totalitarisme est moins un problème politique qu’une pathologie de société. Son apparition est consubstancielle de celle de cette « masse » apolitique d’individus privés de toute appartenance et soumis à l’isolement et à l’atomisation. Pour eux, le monde ne se résume plus qu’à l’idéologie auto-réalisatrice qui sous-tend l’organisation de leur existence. En effet, les individus de la masse (qui est constituée majoritairement de ce que l’on nomme aujourd’hui la “classe moyenne”) sont chacun les agents actifs de la perpétuation du totalitarisme.
Si « la » politique ne peut rien contre le totalitarisme (ce qui n’est pas absolument certain), elle peut facilement se mettre à son service. La désaffection vis-à-vis de la politique ne peut que précipiter le processus totalitaire. De quoi le totalitarisme ne peut-il pas s’accommoder ? Les pratiques, les actes qui concourent à raffermir tout ce qui unit sans fusionner et situe (au sens de « donner des repères ») une population dans une histoire, un lieu, une communauté, permettent l’attachement aux êtres plutôt qu’aux « idéologies ». Certaines pratiques concrètes mises en oeuvre à l’échelle de nos quartiers, de nos villes amortissent voire contrecarrent le processus de massification. Ainsi, le partage de savoirs-faire (peindre, réparer un vélo, faire de la musique, cuisiner, etc.), les créations de situations singulières (lors d’explorations, d’actions, etc.), sont des éléments essentiels au maintien de cette Humanité dont veut se débarrasser le totalitarisme.
Au-delà de tout ce qui a été dit, la seule chose qui compte vraiment, c’est tout l’en dehors du langage… l’agir.