De xyloglossie à logocratie

Download PDF

Né aux Etats-Unis, le langage politiquement correct (PC) s’appliquait essentiellement aux domaines juridiques et politiques. La «political correctness» y avait le sens de «correct selon les règles du droit». Au cours des années 80, l’expression a pris un sens différent : éviter un usage de la langue susceptible d’offenser ou de stigmatiser les membres de groupes minoritaires (race, sexe, préférences sexuelles, religion…) en leur faisant percevoir leur différence comme étant de nature à justifier leur exclusion ou leur dénigrement. Le langage PC serait donc un langage débarrassé d’expressions jugées discriminatoires. C’est « le langage qui permet de ne plus froisser personne, même ces sales connards de gros nains » (Bruno Coppens, « Le Petit Larosse illustré », Le Soir illustré, n° 3857, p. 58).

L’expression est ensuite passée en France, à la fin des années 1980. Elle n’a cependant pas le même sens qu’en anglais, le terme «politiquement» n’étant associé, dans son acception usuelle, qu’à la politique qu’en tant qu’instrument de gouvernement. En anglais, le mot «politically» renvoie à «policy», dont le sens restreint renvoie effectivement à celui de «politique» en français contemporain, mais qui au sens large fait référence aux règles sociales et aux règles formelles ou légales applicables à l’usage d’un objet. L’expression est donc perçue différemment par un anglophone et un francophone. Le premier y voit une manière de s’exprimer socialement admissible, alors qu’en français, l’expression s’apparente à ce que l’on a coutume d’appeler la langue de bois, désignant un discours politique élusif et normatif, dans lequel abondent circonvolutions et périphrases euphémisantes.

Endlösung

L’euphémisme est une figure de style qui consiste à atténuer ou adoucir une réalité considérée comme déplaisante. «Cet article est un peu ennuyeux» est la version «policée» de «cet article est soporifique». L’euphémisme recourt souvent à la litote, dont l’effet est principalement produit par un vocabulaire «neutralisé» ou par la négation d’un contraire. Chimène déclarant à Rodrigue, l’assassin de son père, qu’elle ne le hait point, c’est une déclaration d’amour travestie, pour ne pas choquer la bienséance. Autre variante euphémistique, la périphrase consiste à dire par plusieurs mots ce que l’on pourrait exprimer en un seul. La «surcharge pondérale» se substitue à l’obésité.

Dans l’art de l’euphémisme, les nazis sont passés maîtres. On sait aujourd’hui quelle atroce réalité se cache derrière l’énigmatique Endlösung, la solution finale. Quelle meilleure façon de nier l’innommable… qu’en ne le nommant pas! Ce qui ne se dit pas n’existe pas. Dans « LTI, la langue du IIIe Reich, carnets d’un philologue » (1947), Victor Klemperer, professeur juif à l’université de Dresde, montre comment la rhétorique nazie, à travers des tournures lexicales et des formes syntaxiques qui ont modifié en profondeur le sens des mots, est parvenue à assujettir la langue à son effroyable système idéologique, et cela de façon inconsciente.

Par de subtils procédés de contournement ou de substitution, l’euphémisme parvient à vider les mots les plus banals de leur substance, à en évacuer le sens jusqu’à le remplacer par un autre. Par son effet «anesthésiant», la technique permet de rendre acceptable ce qui aurait ordinairement suscité une réaction de révolte. C’est une arme d’une redoutable efficacité car, comme le résume fort bien Eric Hazan dans son ouvrage LQR, « La propagande du quotidien » (Raisons d’agir, 2006), « [cette langue] n’induit aucune immunité, mêmechezceux qu’elle aide à opprimer».

Novlangue

Dans ce livre, Hazan accuse la rhétorique néolibérale de faire subir aux mots un essorage sémantique. Il assimile la vulgate néolibérale à un outil de domestication des esprits : se servir de la langue comme d’un outil de propagande. Selon lui, l’idéologie néolibérale aurait transformé la langue en une novlangue néolibérale. Cette idée est également reprise par le
sociologue Alain Bihr, dans un livre publié l’an dernier aux Éditions Page deux, « La novlangue néolibérale: la rhétorique du fétichisme capitaliste ».

La novlangue (newspeak en anglais), inventée par Orwell dans son roman « 1984 », est une simplification lexicale et syntaxique de la langue destinée à rendre impossible l’expression d’idées subversives. Un des personnages du livre, Syme, explique : « Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? A la fin nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer ». L’idée sous-jacente à la novlangue est que si quelque chose ne peut pas être dit, alors cette chose ne peut pas être pensée. Cette théorie s’inspire des travaux sur le langage du philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein, qui affirmait que « Les limites de ma langue sont les limites de mon monde ». Dans un essai de 1946, « La politique et la langue anglaise », Orwell écrivait déjà: « Des milliers de paysans sont expulsés de leur ferme et jetés sur les routes sans autre viatique que ce qu’ils peuvent emporter : cela s’appelle un transfert de population ou une rectification de frontière. Des gens sont emprisonnés sans jugement pendant des années, ou abattus d’une balle dans la nuque, ou envoyés dans les camps […]: cela s’appelle l’élimination des éléments suspects. Cette phraséologie est nécessaire si l’on veut nommer les choses sans évoquer les images mentales correspondantes ». Dans un livre récemment publié (« Les nouveaux mots du pouvoir, Abécédaire critique », Aden, 2007), Pascal Durand démontre comment le sens profond de certains mots se retrouve occulté par une forme de banalisation. Leur abondance dans le discours public participe à un formatage des consciences, et aboutit à la pensée unique contemporaine.

Mode d’emploi

Dans son ouvrage « Parlez-vous le politiquement correct » (Éditions Racine, 2007), Georges Lebouc propose un ensemble de procédés auxquels le langage PC a fréquemment recours, tels que les formulations négatives. On l’a vu plus haut avec Chimène, le langage PC a souvent recours à ce procédé qui dispense d’appeler les choses par leur nom. Le non-voyant est un aveugle qu’on n’ose appeler par son nom. Dans cette optique, si j’ose dire, la langue offre le recours à divers préfixes plus ou moins privatifs. Malentendant pour sourd, contrevérité pour mensonge, dysfonctionnement pour bavure, sans-abri pour clochard (Lebouc suggère malcomprenants au lieu d’imbéciles, malbaisants ou lieu d’impuissants et malchiants à la place de constipés). Le procédé s’apparente à celui mis au point par Orwell dans sa novlangue : si, par exemple, la langue possède le mot «good», le mot «bad» est inutile, il suffit d’ajouter un préfixe marquant la négation («ungood»). Ce principe impose une vision implacablement binaire du monde. Souvenons-nous du discours de Bush au lendemain des attentats: «Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous». Dans cette perception dichotomique de la réalité, la nuance n’a pas sa place.

L’acronymie permet aussi de dissimuler efficacement la réalité. Les acronymes pullulent dans la langue française: ONEM, FOREM, CPAS, RI, SDF, MST, IVG, PECO, PVD, G8… Mais tout le monde sait-il que le G8, c’est le groupe (G) des 8 pays les plus industrialisés de la planète ? Par «industrialisés», il faut entendre «riches». Taire la réalité, c’est éviter de heurter la susceptibilité des pays pauvres, enfin, je veux dire les PVD (Pays en Voie de Développement) dont l’insignifiant PIB ne permet pas de rejoindre ce club très VIP.

Champs d’action

Le langage PC couvre tous les domaines. Toutefois, il s’illustre particulièrement dans certaines catégories. Florilège.

Économie. Dans une société où le progrès fait rage, le salaire ne diminue pas, il est réajusté (à la baisse, naturellement). Plutôt que de procéder à une réduction du personnel, une entreprise préférera la restructuration. Les travailleurs licenc… pardon, mis en
disponibilité, ne deviennent pas des chômeurs, mais des demandeurs d’emploi.

(Géo)politique. En vrac: Tiers-monde/pays pauvres, quart-monde/pauvres des pays riches, territoires d’outre-mer/colonies, sans-papier/clandestin, frappe chirurgicale/bombardement, réaction/représailles, gouvernement provisoire/force d’occupation, mesure d’éloignement du territoire/expulsion, quartier sensible/banlieue pourrie, dommage collatéral/victime civile, israélite/juif, prison/centre de torture etc.

Sexe. Travailleuse du sexe/prostituée, sextoy/godemichet, acteur de charme/acteur porno. Et enfin, «les femmes qui refusent la fellation, on les appellera désormais les non-d’une-pipe». (« Les Nuls, le livre», Les Nuls, Albin Michel, 1995).

Aucun commentaire jusqu'à présent.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Archives

Catégories

Auteurs