L’autonomie du sujet, son droit à penser sans l’aide du représentant « officiel » de Dieu sur terre, n’est pas tant une question politique que le préalable à toutes les questions politiques. Dans l’occident chrétien, elles se sont par exemple déchaînées quand la Réforme a osé affirmer que la Bible constituait la seule source d’autorité en matière religieuse – donnant ainsi un pouvoir, jusque là inouï, à l’individu et à sa capacité de raisonnement.
Nous recommandons à ceux qui ne sont ni fans de théorie ni branchés sur l’histoire des religions (mais aussi à tous les autres) la lecture éclairante de l’Oeil de Carafa (Ed. Du Seuil, 2001), un roman épique de Luther Blissett. Ils y liraient comment, dans l’Europe du 16ème siècle, se forment à partir des questions théologiques des lignes de partage qui généreront d’importants mouvements d’idées et de société. Des mouvements qui détermineront l’intégration des institutions politiques, mentales et économiques de l’Europe – jusqu’à aujourd’hui.
Mais 900 ans plus tôt, l’islam (sunnite) avait déjà fait un pas formidable vers la libération du pouvoir de la raison en clôturant la révélation – et en laissant, par conséquent, l’individu seul avec sa pensée et le Coran, alors que Dieu gardait définitivement le silence. La modernité de la pensée arabo-musulmane du Moyen-Âge frappe d’autant plus quand on sait que le temps y est une dimension ouverte : le sujet pensant ne saurait se contenter de copier, il se doit de produire une réflexion actuelle.
Et puis, les Lumières et la Révolution Française séparèrent la religion et la politique – l’Église et l’État. Les Américains se donnaient encore comme devise nationale « in God we trust », mais la sécularisation était sérieusement en marche. La Déclaration universelle des droits de l’homme était la seule œuvre de la raison humaine, Dieu n’a rien avoir là-dedans.
L’universalité de la raison résout le problème de la différence par l’égalité. Bien sûr, il y a l’altérité, mais tout le monde est égal en droit (CQFD). C’est ainsi que certains pensaient avoir résolu la question juive qui minait l’occident chrétien depuis le Moyen-Âge – en la faisant sortir par la grande porte. Et elle revint souvent par la fenêtre– parfois avec un fracas sans nom. Ce fut un peu le but de la Société des Nations et puis, de l’ONU, que de garantir la fraternité – parce que sans elle, la liberté et l’égalité n’avaient jamais grand chose d’universel. Mais, bon, tous ces machins-là ne nous ont pas enlevé le Congo, par exemple.
On ne va pas dire quand ça a commencé, mais entre le problème des migrants, les articles du Vif-l’Express sur l’islamisation de la Belgique, la volonté des Polonais de voir les racines catholiques de l’Europe rappelées dans la constitution, ou l’annulation des lois autorisant le mariage gay par la population de Californie, on dirait bien que l’occident qui n’est plus que chrétien traîne un sérieux problème avec la question des minorités. Qu’il ne veut pas voir, entendre, accepter (ça non plus, on ne prétend pas savoir comment ça marche au juste).
Ce qu’on sait, c’est que la frontière entre ce qui est politiquement correct et incorrect est là, autour de la question des minorités et du statut qu’on leur donne. Et que ce problème, qui naît presque automatiquement quand on libère l’individu et sa raison, reste, de fait, un des parents pauvres de la modernité. À l’heure de la mondialisation, ce n’est évidemment plus très pratique…
Voilà pourquoi C4 ne pouvait traiter la question du politiquement correct sans interroger divers courants de pensée impliqués, différemment, dans les crises provoquées ou traversées par la modernité. Nous avons interrogé des membres ou représentants 1 des cultes catholique (Hans Geybels, porte-parole des Evêques de Belgique), orthodoxe (Guy Fontaine, Archiprêtre), israélite (Julien Klener, président du Consistoire Central Israélite de Belgique), protestant (Vincent Dubois, Directeur du Service Protestant d’Education permanente) et islamique (Ahmed Hany Mahfoud, maître calligraphe). En outre, nous avons rencontré aussi président de l’Union Bouddhique Belge, Frans Goetghebeur et Pierre Paul Galand, co-président du Conseil Central des Communautés Philosophiques non confessionnelles de Belgique.
Cette rencontre est, aussi, le prélude à une table ronde (animée par Robert Neys) qui se tiendra, dans le cadre du Jardin du Paradoxe (au Manège Fonck), le 29 janvier à 20h.
————————-
C4 : Comment définissez-vous le politiquement correct dans votre courant de pensée? Pouvez-vous donner quelques exemples qui illustrent votre propos?
Julien Klener : Il y a des choses qui m’énervent, par exemple la diabolisation d’Israël qui pour certains est politiquement correcte, mais que je trouve politiquement très incorrecte. Même si un pays commet des fautes, il n’est pas le Mal absolu. Ce qui me dérange dans l’attaque à outrance d’Israël, c’est que j’y retrouve les mêmes arguments que ceux qu’on trouvait au Moyen-Âge et qu’on a repris avec violence en 1933. Je n’enlève à personne le droit de critiquer, mais j’ai la sensation que certains pays sont diabolisés. Au cours de l’histoire européenne, on ressort souvent le bouc émissaire historique. Ce diable incarné, c’est le juif : on peut voir dans l’iconographie, à partir des 17ème et 18ème siècles, comment le juif et le diable s’associent, comment le juif devient le diable dont il prend l’odeur, le faciès et les grimaces inquiétantes. Dans le subconscient européen, le juif est devenu l’image du mal et en période de crise, certains ressortent cette image-là, surtout quand la démocratie vacille. Or, personnellement, en tant que juif et minorité, je ne peux vivre qu’en démocratie… Entre personnes venant de divers horizons, il est clair qu’il faut chercher un terrain d’entente et un dénominateur commun. Mais le politiquement correct est relatif : bon nombre d’Iraniens croient que ce que leur dit leur dirigeant à propos de l’Occident est correct, même si nous ne sommes pas tous d’accord avec cette attaque contre l’Occident. De toute façon, le politiquement correct n’est pas un concept à valeur universelle. Les civilisations ont toujours eu des dimensions acceptables pour les uns et inacceptables pour les autres. Les cruautés assyriennes furent certainement applaudies par leur propre peuple, mais malgré cela, il y a toujours l’espoir du mieux que l’homme semble chérir. Prenons par exemple la signature de la paix éternelle entre les pharaons égyptiens et les Hittites au 18ème siècle avant notre ère. Mais il y a toujours eu cette envie d’une paix millénaire. En fait, le rêve de l’homme est celui énoncé par les prophètes bibliques lorsqu’ils espèrent cette ère messianique, faite d’altruisme vrai, de respect de l’autre, et donc de paix universelle.
Guy Fontaine : Ma première réaction serait de me dire que l’Evangile est politiquement incorrect par nature. Quand Jésus empêche la lapidation d’une femme adultère, quand il guérit un jour de sabbat, quand il fréquente des voleurs, des prostituées… pour son époque, il est très politiquement correct! Et ça ne veut pas dire qu’il justifie la prostitution, le vol ou l’adultère, mais qu’il privilégie la miséricorde et l’amour à une soi-disant justice de mort. Le chrétien, s’il vit selon l’Evangile, doit être politiquement
incorrect. Ça ne veut pas dire qu’il est révolutionnaire, qu’il va faire scandale. Il y a un respect de l’autorité et des fonctions – mais pas nécessairement des hommes qui les occupent. Le chrétien n’est pas un anarchiste, mais il devrait être une source de perpétuelle remise en question de ce qui existe par rapport aux valeurs sont présentes dans l’Evangile.
Maintenant, on le sait : l’Église orthodoxe a aussi été un lieu de compromission et de corruption. Mais en ce qui concerne le rapport avec le politique, il y a quand même deux choses importantes. Pour rester dans l’Évangile, il y a cette fameuse parabole de l’impôt à César où le Christ dit : « rendez à César ce qui est à César et à Dieu, ce qui est à Dieu ». Ce qui pourrait être interprété comme une sorte de séparation de l’Église et de l’État. Et la seconde chose, c’est qu’il ne faut pas oublier que dans l’histoire du christianisme, le premier chef de l’Église, était Constantin, un empereur romain…
Pendant des siècles, il y a eu cette entente entre l’Empereur et l’Église, tous deux oeuvrant pour le bien du peuple et pour la plus grande gloire de Dieu. Ça peut expliquer l’attitude de l’Église orthodoxe russe par rapport au Tsar, par exemple.
Au niveau de l’orthodoxie, tous ces éléments font que, même si je suis de ceux qui pensent que l’Evangile est politiquement incorrect par essence, malheureusement, les chrétiens sont parfois péniblement politiquement corrects…
Hans Geybels : Le politiquement correct n’est pas toujours négatif. Dans certains cas, il s’agit de protéger une partie de la population – et c’est une bonne chose. Ça devient une chose négative quand il sert à créer des tabous. C’est un concept ambigu.
Dans l’Église catholique, on parlerait plutôt de respect. Par exemple, on peut se moquer du pape ou d’un évêque, mais on doit respecter la foi. Si on se moque de Mahomet, dans l’Islam, on a des problèmes parce qu’il est intouchable, alors, par respect, on n’y touche pas. Mais où sont les frontières ? Ça dépend fortement des contextes. L’humour, par exemple, a le pouvoir de débloquer les choses, mais peut aussi les bloquer… On en arrive à la définition du politiquement correct et du respect : quand on fait une loi (écrite ou non) qui dit quelque chose du type « on ne peut plus jamais se moquer du prophète », on se trouve dans le politiquement correct. Je suis opposé à une loi qui dirait : « on ne peut pas se moquer du pape ». Mais je suis pour qu’on reste attentif au contexte dans le respect et la tolérance. C’est une question de vertu et on n’apprend pas à devenir vertueux dans les livres ou à l’école, mais avec ses parents, ses amis, au contact de sa communauté. C’est un peu comme ces affiches dans le métro aux États-Unis qui disent qu’on ne peut pas fumer d’abord parce que c’est contre la loi et ensuite parce que ce n’est pas bon pour les autres. Or, ça devrait être précisément l’inverse. D’abord le respect et la tolérance et ensuite la loi, s’il y a abus.
Ahmed Hany Mahfoud : L’islam veut la paix et la fraternité. Il veut la liberté en matière de conviction religieuse. Il veut laisser les gens réfléchir à leur manière. Un verset du Coran dit : « pas de contrainte en matière de conviction religieuse parce que la sagesse se distingue désormais par elle-même de l’erreur ». On ne prend plus la révélation mais la raison comme juge. L’islam veut aussi l’inter-connaissance : il appelle au dialogue. Un dialogue qu’il veut serein, intelligent, aimable –pas un dialogue dans le but de faire preuve de sa supériorité. Il s’agit de chercher, ensemble, à aller plus loin. Et dans ce sens-là, on doit être attentif aux sentiments des autres et on ne pourra pas se permettre d’aller insulter leurs croyances sous peine de fermer des portes. Pour comprendre le statut des minorités dans l’islam, il faut se rappeler du moment où les musulmans de Médine sont attaqués par les tribus idolâtres de La Mecque. Le prophète demanda alors à la communauté juive quelle était sa position et elle répondit
qu’elle restait neutre. Mais au moment de l’attaque, certains parmi les juifs (pas tous) ont décidé de trahir les musulmans parce qu’ils se disaient qu’il y avait là une occasion de se libérer de cette nouvelle religion qui menaçait la leur. C’est à ce moment-là que l’ange Gabriel apporte la réflexion fondamentale en matière de protection de la minorité non-musulmane vivant dans une communauté musulmane.
Et le statut des minorités – qu’on appelle les protégés – est beaucoup plus important que celui des musulmans. Il y a des textes terribles où le prophète dit : «le jour du jugement, je serai le procureur général contre tout musulman qui porte un préjudice quelconque à un non-musulman ». C’est lui qui défendra l’autre.
On entend dire que l’islam force à la conversion, mais il y a 35 millions d’Arabes qui ne sont pas musulmans. Et parmi tous ceux-là, on trouve même des admirateurs de Satan! Sans qu’ils soient dérangés pour leurs convictions. J’ai grandi, en Syrie, dans un quartier chrétien. Mes amis étaient juifs, catholiques ou orthodoxes. Je le leur ai toujours dit qu’ils iraient en enfer et eux m’ont toujours dit que je ne monterai jamais au ciel. Mais tout ça, c’était pour rigoler : le soir, on mangeait ensemble. Et j’allais aux fêtes à l’église et eux venaient aux fêtes à la mosquée. On gérait la question de la différence en matière religieuse avec simplicité. Quand je suis arrivé ici, on m’a dit : « attention, on ne parle pas de sa religion ». On m’a parlé de prosélytisme – mais qu’est-ce que c’est que ce mot-là? Si j’aime une chose, c’est normal que j’en parle avec les autres, pour la partager. Un gâteau, c’est normal de le partager, non? Moi, je suis arrivé avec cette idée-là. Et on m’a dit, oui, c’est vrai… mais pas la religion. Alors, j’ai eu peur.
Vincent Dubois : A la base, j’approuve cette idée qui vise à ne pas se moquer, à ne pas s’affronter. Je crois qu’il faut respecter les personnes dans leurs choix : on peut ne pas respecter les idées, pas les personnes. Il faut garder un esprit de tolérance, mais je pense qu’on peut être politiquement correct tout en disant certaines choses et en faisant passer certaines idées – sinon, il faut renoncer au dialogue. Une déviation du politiquement correct consisterait en une sorte de dialogue naïf.
D’ailleurs, je pense qu’en contexte de crise financière, par exemple, il est bien plus confortable, si on doit participer à un débat public, d’être tout à fait politiquement correct. Si on est trop direct, on risque d’être classifié « hors normes ». Par conséquent, on préférera rester neutre et utiliser une terminologie grâce à laquelle on ne se mouille pas trop. Mais c’est un long débat : le concept du politiquement correct vient surtout des États-unis, pays marqué notamment par le calvinisme. Cela m’évoque l’individu mis au centre, qui lit et interprète lui-même l’Écriture – on dit que chaque protestant est lui-même un pape avec une bible en main. A partir de là, on trouve, dans les société protestantes, une tendance à ce que les personnes soient davantage considérées en tant que telles. Elles sont plus souveraines. Il y a certes une hiérarchie, mais plus fonctionnelle. La spécificité de chaque individu ne s’efface pas devant le statut qu’il a dans cette hiérarchie. A titre d’exemple, quand on compare l’humour français, qui attaque souvent directement des personnes, à l’humour anglais, plus « diplomatique», on retrouve cette attitude politiquement correcte. Des Européens ayant vécu dans le monde anglo-saxon relatent parfois que, dans ces sociétés, on se moque moins d’une personne pour ses caractéristiques physiques ou autres. N’oublions cependant surtout pas de mettre en avant la tendance à utiliser le politiquement correct pour masquer les conflits ou cacher une autre vérité. Ça peut dégénérer vers une certaine hypocrisie. Prenons l’exemple des discriminations positives qui font que telle ou telle institution engagera autant de noirs, d’homosexuels ou de… femmes. Il est primordial de se préoccuper des groupes plus exposés
à des mesures d’exclusion. Mais il faut rester vigilant (« veillez et priez.. » ), car la discrimination positive peut donner l’illusion à la population que la société et les institutions sont tolérantes, alors qu’il s’agit de mettre en avant un modèle unique tacite, accessible bien entendu à tout un chacun, sans distinction de sexe, de race, de religion ou d’orientation sexuelle, pourvu que le ‘candidat’ se fonde dans ce moule. N’y a-t-il pas une tendance à survaloriser l’être humain en tant que « producteur-consommateur », en tant qu’agent économique sans visage ? L’Homme est le même partout, oui, mais quel Homme?
Pierre Paul Galand : Pour moi, le politiquement correct est une sorte d’habillage de mots pour rendre une société acceptable. Mais la société qu’on a habillé était-elle vraiment acceptable, dans la mesure où, au lieu de générer de la dignité humaine et du progrès social, elle a généré beaucoup d’insolidarité et d’indignité humaine ? Un exemple : aujourd’hui, la crise, va propulser dans l’indignité et le refus de tous les droits des centaines de millions de gens. Et pendant ce temps-là, on fait une grande assemblée des Nations Unies afin de promouvoir les objectifs du Millénium pour le développement, par lequel tous les États s’engagent à éradiquer l’extrême pauvreté, donner de l’eau potable et permettre à tous les enfants d’aller à l’école d’ici 2015. Mais si on regarde les faits, en 2008, à mi-terme, aucun des objectifs n’est en passe d’être atteint. Bien au contraire, on a reculé! Et on sait que ça va s’aggraver dans les prochains mois. En tant que libre exaministe, je trouve ça complètement criminel. C’est à l’opposé des valeurs d’égalité, de fraternité, de justice et de liberté qu’on essaye de promouvoir et de défendre.
Pendant les 30 dernières années, on a assisté à un emballement de l’accaparement des richesses et des ressources naturelles, à une exploitation toujours plus importante des ressources humaines. Et la prétendue « perte des valeurs », c’est essentiellement la tentation, face à un système effréné, qui crée de l’exclusion et de la paupérisation, de se tourner vers des systèmes de cohésion sociale tels que, par exemple, dans le sud, les grands courants évangéliste et pentecôtiste. C’est à ce moment-là qu’on voit le religieux venir au secours d’un système. Comme d’ailleurs ce fut le cas pendant le fascisme, comme ce fut le cas pendant le colonialisme. C’est ce même phénomène qui pourrait laisser croire à la fin du modernisme et à la fragilisation de la séparation de l’Église et de l’État. Mais d’autre part, il peut aussi inciter les gens à plus de libre examinisme et de libre conscience.
Aujourd’hui, face à ces problèmes, on met des emplâtres sur des jambes de bois : les téléthons, la générosités, la charité. Pour les laïcs, il ne s’agit pas de donner « généreusement » un peu de sous ou les miettes de la table des riches. Non, pour nous, les gens ont des droits qui doivent être promus et appliqués par la communauté internationale. Il faut créer de l’État de droit.
Frans Goetghebeur : Les Occidentaux pratiquant le bouddhisme ont tendance, inconsciemment, à répéter certaines habitudes d’obéissance bien connues dans les traditions théistes qui sont surtout centrées sur le dévouement. Dans le cas du bouddhisme, comme dans d’autres d’ailleurs, les risques d’une trop grande naïveté sont grands. Ces paradigmes se répètent parce que les gens ne les mettent pas en question. Et on passe tout à fait à côté de la base même du bouddhisme. Puisque le Bouddha a dit, à la fin de sa vie : « le plus grave serait que vous soyez aveuglés par ce que je dis ; il faut faire l’examen critique de ce que je vous propose et en faire l’expérience vous-mêmes.
Les bouddhistes appellent le politiquement correct «les voiles du connaissable » : c’est-à-dire qu’ à cause de notre appréhension spécifique de la réalité, nous ignorons certains aspects et ne sommes pas tout de suite capable d’en avoir une vision globale et correcte. La méthode bouddhiste est
un outil pour découvrir à la fois la réalité et ce qui en limite la vision. Cet aveuglement est dû à la méthode que l’on utilise ou aux émotions perturbatrices. Quand on se met en colère, on ne voit pas la réalité telle qu’elle est, on la déforme. Les voiles du connaissable peuvent aussi être des choses que l’on a hérité du passé, des habitudes fondamentales que l’on a prises et que l’on répète, ce qui évite d’avancer vers un éveil, vers l’éclaircissement parfait de la situation…
A côté des pratiques de méditation ou d’autres méthodes bien connues et enseignées dans le bouddhisme, le politiquement incorrect pourrait permettre de lever de manière un peu plus abrupte les voiles du connaissable. C’est pour cette raison que dans plusieurs traditions du bouddhisme, il y a des exclamations iconoclastes assez étonnantes. Lorsque l’on entend un maître zen dire « quand vous avez prononcé le nom de Bouddha, allez rincer votre bouche », c’est vraiment pour éviter toute forme d’idolâtrie. Ces personnages ou remarques dérangeants se trouvent dans le soufisme, dans l’Église catholique, comme dans la littérature française (je pense ici à Jarry ou Rabelais par exemple). Mais le bouddhisme est connu comme la philosophie de la voie du milieu: il faut les deux, du politiquement correct et du politiquement incorrect. Voilà pourquoi les bouddhistes ne font pas beaucoup de bruit, ne tapent pas systématiquement sur la table pour défendre leurs droits en public, comme si on était un groupe séparé du reste de la population. Ce n’est pas le langage que nous utilisons. En ce sens, on préfère disparaître dans la population belge, parler le langage des autochtones et se montrer bienveillants à l’égard de nos concitoyens – plutôt qu’autre chose. Pas étonnant, donc, de constater que l’acculturation du bouddhisme depuis trente ans ait pu se faire sans créer des ondes de choc.
D’un autre côté, on voit bien que, parfois, même si notre pratique est celle du consensus et que nous croyons à une politique du dialogue et de l’écoute, il est parfois nécessaire de secouer l’arbre. Ça permet de ne pas s’endormir. Ça attire surtout les jeunes générations, ces esprits ouverts et très vifs qui ne sont pas trop vite effrayés, parce que moins figés dans leurs convictions.
(Propos recueillis par Greg Pascon)
Notes:
- Notons, parce que toutes ces précisions ont une signification politique, que Vincent Dubois n’est pas le représentant de l’Église protestante parce qu’elle n’a pas de magister. Que Ahmed Hany Mahfoud n’est pas le porte-parole officiel de l’islam (en Belgique). Que Julien Klener est Président
du Consistoire Central Israélite de Belgique et qu’il n’est pas rabbin (cette charge n’est, d’ailleurs, jamais occupée par un rabbin). Que Guy Fontaine est Archipêtre mais ne parle pas au nom de l’Église Orthodoxe. Et, enfin, que Hans Geybels est le porte-parole des Evêques de Belgique et de Monseigneur Danneels (archevêque de Malines-Bruxelles et primat de Belgique). ↩