Commençons par du costaud. Que diriez-vous de suivre un Petit cours d’autodéfense intellectuelle ? C’est Normand BAILLARGEON qui vous le donne, chez Lux éditeur (c’est canadien), dans la collection « Instinct de liberté », qui propose des textes susceptibles d’approfondir la réflexion quant à l’avènement d’une société nouvelle, sensible aux principes libertaires. « Rédigé dans une langue claire et accessible, cet ouvrage, illustré par Charb, constitue une véritable initiation à la pensée critique, plus que jamais indispensable à quiconque veut assurer son autodéfense intellectuelle. On y trouvera d’abord un large survol des outils fondamentaux que doit maîtriser tout penseur critique : le langage, la logique, la rhétorique, les nombres, les probabilités, la statistique, etc. ; ceux-ci sont ensuite appliqués à la justification des croyances dans trois domaines cruciaux : l’expérience personnelle, la science et les médias. On ne perd pas son temps en lisant ce livre car on y apprend à être décidément moins « dupe ». D’ailleurs, il faudra tenir cette collection à l’œil, car il semble s’y trouver nombre de choses intéressantes : par exemple, trois ouvrages de Noam CHOMSKY (Instinct de liberté, De l’espoir en l’avenir, Un monde complètement surréel), l’Évolution, la révolution et l’idéal anarchique d’Élisée RECLUS, l’Anarchie d’Errico MALATESTA, etc. Tiens, puisqu’on en est à évoquer cette confondante figure de l’anarchisme italien, farcissez-vous donc sa bio en images que Fabio SANTIN et Elis FRACCARO ont fait paraître, en 2003, aux Éditions Libertaires & Éditions du Monde Libertaire (qui nous avaient déjà gratifiés d’un Makno en 2 tomes, dû à François HOMBOURGER, dans la même collection). La vie de ce diable de Malatesta (1853-1932), entièrement vouée à l’idéal libertaire et à la construction d’un rêve, ne devrait guère vous laisser indifférents. Il fit partie de cette génération charnière entre les « grands anciens » (Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Reclus, …) et la révolution libertaire espagnole de 1936-39. « De ses prédécesseurs, il a incontestablement gardé un goût prononcé pour l’action et l’insurrection. Dès 14 ans, il connaît la prison pour avoir envoyé au roi Victor Emmanuel une lettre… antimonarchiste. Et, ensuite, cela n’arrêtera pas. À 21 ans, de nouveau la prison suite à sa participation à une insurrection dans le sud de l’Italie. En 1877, avec la bande du Maltese, il « libère » quelques communes montagnardes entre Bénévent et Campobasso, y proclame l’anarchie…, et retourne tâter de la paille humide du cachot. En 1898, lors de la grève générale à Ancône, il est de nouveau emprisonné. En 1914, toujours à Ancône, il participe activement à la « semaine rouge ». En 1920, il est en première ligne du mouvement des conseils d’usine qui faillit mettre l’Italie à l’heure de la révolution sociale… Malatesta, cependant, n’est pas qu’un baroudeur révolutionnaire toujours en quête de plaies et de bosses. C’est aussi, et surtout, un formidable organisateur et un inlassable propagandiste qui, en choisissant d’ancrer l’anarchisme dans le mouvement ouvrier, a largement préparé le terrain à ses successeurs de l’Espagne libertaire. » C’était « une pointure », assurément. On plonge ensuite, sans trop de peine, dans le petit dernier de Raoul VANEIGEM, Entre le deuil du monde et la joie de vivre (Verticales), qui fait le point sur la mutation de nos comportements dont nous sommes redevables à l’Internationale Situationniste. N’ayant jamais pris la contestable liberté de parler au nom des autres, j’entends ici, comme je l’ai toujours fait, me référer à ma seule expérience personnelle. (…) L’expérience vécue, quand elle ne se donne pas pour exemplaire mais s’interroge sur ses errements afin d’en tirer l’esquisse d’un bonheur à inventer, reste la pierre de touche de ce qui s’entreprend en faveur d’une société plus humaine, affirme notre grand homme. (« Le vrai génie se cherche sans
cesse, comme si, s’étant trouvé, il s’avisait de son insuffisance. » ) Il y évoque – 40 ans après Mai 68, donc – les prémices de cet « embrasement au cœur multiple », puis sa récupération insidieuse par le spectacle culturel (voire contre-culturel). Et l’on comprend bien que ces « errements » qu’il déplore sont inhérents à tout projet insurrectionnel, la pulsion de mort et l’instinct de vie s’entremêlant inextricablement. Ce bouquin assez merveilleux se conclut jubilatoirement par cette profession de Foi : « Rien n’est impossible à celui que n’arrête pas l’improbable. »
Que lire d’autre ? Par exemple l’Autre Verlaine de Guy GOFFETTE (NRF, Gallimard), un ensemble d’aimables « récits » ici rassemblés : Ce qu’il aura fallu de temps pour que je me convertisse à Verlaine, combien d’errances, d’errements, de ciels perdus, de pluies, de larmes avant que le vieil Ardennais d’exil me rende à ma terre d’enfance avec le fil du cœur et le sens de ma route, je n’en reviens toujours pas. Un petit passage pour vous donner envie : « La mort est à la fenêtre. Pourvu que la porte tienne ! En attendant, soyons gourmands, lubriques, pire que braise, foutons, bâfrons sans peur cette vie tant qu’elle brûle encore, tant que la porte tient bon, et tant pis pour les gens bien, les hypocrites et les délicats, voilà ce que proclame à la cantonade le Verlaine nouveau, levant son verre. Oyez, amis, oyez mon vers, comme il est vert et sans tabou, et comme il tient au corps et à la langue, sacrebleu, que la poésie s’y réveille donc un peu les muqueuses ! » Après celles-ci, réveillons aussi nos guibolles, en plongeant dans le Méli-Vélo de Paul FOURNEL (Seuil). « Le vélo est une langue. Une langue où tout se mêle dans l’essoufflement de l’effort. Une langue de cris, une langue d’alerte et de joie qui se perd dans le silence de la montagne et se retrouve au coin du bois. Une langue du soir, paisible, qui raconte et reraconte le souvenir des grands et des petits exploits. Je la parle couramment depuis mon enfance et la voici rangée de A à Z. Ce petit dictionnaire fait la part belle aux mots du peloton : on y flingue, on y bâche, on y gicle ; mais aussi aux coureurs que j’admire, les Robic, les Anquetil, les Merckx ; aux montagnes que je grimpe, l’Izoard, le Galibier, le Tourmalet ; aux batailles héroïques des grands Tours et aux balades du dimanche dans la vallée de Chevreuse. C’est l’abécédaire d’une passion tranquille pour le vélo, cet engin merveilleux qui vous emmène sans bruit, plus vite que vous-même, jusqu’au bout de la route. » Si Besoin de vélo, du même (Seuil, 2001) pouvait nous avoir ouvert à la divine solitude du cycliste, peuplée d’ombres que le soleil étire sur le grain des routes, cet adorable dico-ci devrait, pour le moins, emballer tous ceux que passionne la « petite reine ». Un paragraphe : Alors que je regardais les coureurs dans la montée du Tourmalet, un des échappés jeta au fossé le bidon qu’il venait de vider. Un gamin s’élança pour le prendre et fut vertement interrompu par sa mère : « Arrête, ne ramasse pas cette saleté de bidon, c’est plein de dopage. » On fera fête aussi au dernier livre de la très sulfureuse Nelly KAPLAN (Éditions du Rocher) qui, d’un côté, présente les correspondances ravageuses de celle-ci avec Abel Gance (Mon Cygne, mon Signe…) et de l’autre un curieux roman (Et Pandore en avait deux ! ) Écrivain et cinéaste flibustière (La Fiancée du pirate est tout de même un film culte et le Réservoir des sens un grand bouquin !), la Nelly nous offre comme un polar qui n’en est pas vraiment un, les aventures d’une Privée, Dora Stern, entraînée bien malgré elle dans un solide paquet d’aventures, vu qu’un homme aussi séduisant que dangereux désire lui dérober une correspondance amoureuse. Ça donne un récit à clefs multiples dans lequel on retrouve toute une série de gens d’exception ayant marqué de leur empreinte l’histoire du cinéma sinon celle de la littérature. En digne fille de Cybèle, j’agrippe entre mes mains la clef
du Temps : je ne suis plus prête à la lâcher. Tout est probable, tout est possible, tout aura lieu. À moi la libre taie, les univers multiples et le principe d’incertitude !
L’OUPOLPOT (Ouvroir de Politique Potentielle) sort le troisième numéro de sa revue, consacré à la Belgique, laboratoire vivant de l’Oupolpot, du genre indispensable vu son humour délicieusement décalé. Frédéric Descouturelle plaide pour la préservation de la non-existence de la Belgique, Yves Frémion pose sa candidature au poste de Premier Ministre et suggère 10 mesures d’urgence pour sauver notre pays, Laurent d’Ursel suggère le rattachement de celui-ci au Congo, le Docteur Lichic propose quelques pistes pour résoudre la crise, « élargissement, séparation, rattachisme étant des solutions somme toute équivalentes », Fanchon Daemers fait le point sur l’histoire des Communes et Républiques Libres, etc., etc. Et puis si vous vous posez cette question cruciale : Qui aura la garde du Manneken Pis ?, vous aurez la réponse… Robert Florkin, Stéphane Mahieu, Pascal Bouché et Bruno Fuligni (sans parler de moi-même) sont aussi de la partie. Bref, on s’abonne illico (25 euros de base, 50 pour les bienfaiteurs, 100 pour les mécènes, le tarif des corrupteurs n’est pas communiqué) en adressant un chèque à Marie-Claude Cherqui, 297, rue de la Mairie F 60170 Cambronne-les-Ribécourt. On correspond à l’adresse des Ateliers du Tayrac, 66, rue Julien Lacroix F 75020 Paris et l’on visite le site www.fatrazie.com/oupolpot.htm.
On plonge vers l’oseille itou et l’on verse dare-dare 70 euros sur le compte Société Générale n° 30003 01463 00050336469 22 pour s’abonner aux Cahiers de l’Institut International de Recherches et d’Exploration sur les Fous Littéraires (I.I.R.E.F.L.), dont le siège se trouve 1, rue du Tremblot F 54122 Fontenoy-la-Joûte. Prenant la succession des Charles Nodier, Octave Delepierre, Charles Brunet, Anatole France, Raymond Queneau ou notre irremplaçable André Blavier, une solide équipe de zozos savants s’intéresse « sérieusement » aux multiples auteurs imprimés mais non lus, sans maîtres ni disciples, commodément baptisés « hétéroclites », ou mieux « fous littéraires ». Excentriques, irréguliers, calyptogues et autres « agités du bocal » sont leur tasse de thé et tous les grands thèmes de la folie littéraire devraient, au fil des numéros, être abordés dans cette époustouflante revue : linguistique mutante, langues imaginaires, réformes orthographiques ou utopies sociales, quadrature du cercle, mouvement perpétuel, panceltisme, cosmogonies, héliocentrisme, tératologie, … On épinglera au sommaire du n°1 (près de 150 pages denses) quelques contributions remarquablement intéressantes : Jean-Jacques Lecercle fait un Éloge des fous littéraires, Marc Décimo s’intéresse à l’Actualité de Jean-Pierre Brisset, « Prince des Penseurs », Michel Criton nous présente quelques Mathématiciens en folie, Frédéric Allamel nous offre la première étude sur l’invraisemblable Billy Tripp, l’allumé de Mindfield (Brownsville – Tennessee), Matthijs Van Boxsel nous éclaire sur la Morosophie, Tanka G. Tremblay se demande Pourquoi les fous littéraires ? dans son article sur Nodier : doxographie d’une hétérodoxie. L’étude de Marcel Réja sur les Dessins de fous (1901) est intelligemment reproduite, Michèle Nevert & Alice Gianotti traversent les Manuscrits asilaires de Saint-Jean-de-Dieu, Paolo Albani fait le point sur la Contrainte et les fous littéraires et Lansana Bérété brosse le portrait d’Adolphe Ripotois, un illustre méconnu qui ne devrait pas le rester, etc. Cette nouvelle revue est décidément pour le moins « costaude » et l’on annonce pour le deuxième numéro un solide dossier sur Paulin Gagne, « l’avocat des fous » assorti de moult inédits, des articles sur Nicolas Cirier, le plus allumé des typographes, Madrolle, Bluet d’Arbères, Comte de Permission (le bouffon d’Henri IV), le Marquis de Camarasa et ses Causeries brouettiques, Isidore Isou, »
assimilé fou » littéraire ou encore le point fait par Paul Gayot sur les rapports entre la ‘Pataphysique et les F.L. ou un Hommage à Blavier dû à la plume d’Umberto Eco himself ! Du nanan, donc, du moins pour ceux qui désirent se farcir autre chose que les quelques centaines d’étronneries de la « rentrée » littéraire qui vont « nous tomber sur le coin », comme dirait Jennyfer. Et puis, montrons-nous parfaitement d’accord avec Michel Audiard : Heureux soient les fêlés, car ils laissent passer la lumière.