Du Créahm au MAD
Si le Mad est né en 1998, impossible d’envisager son histoire sans remonter aux années 70. Tout commence en 1975, quand Luc Boulangé, après des études aux Beaux-Arts, crée un premier atelier d’art plastique dans un centre de jour pour handicapés mentaux. Très vite, l’artiste peintre s’aperçoit qu’il existe parmi ces personnes de véritables artistes et, en 1976, une première expo témoigne de ce potentiel artistique insoupçonné. « Ça a bousculé les choses, cette idée que les personnes handicapées, même profondément, aient une personnalité, et que l’art pouvait permettre de la faire émerger » précise Luc Boulangé. « Ça a montré que pouvoir exposer leurs peintures, leurs sculptures, était très valorisant pour elles. C’est le principe du renforcement positif » poursuit-il. Avec Jean-Luc Lambert, docteur en psychologie, il obtient une bourse de recherche pour travailler sur l’expression artistique des handicapés mentaux. Plusieurs ateliers sont mis en place, les artistes commencent à être répertoriés, et de nouvelles expositions voient le jour. Mais le fait de travailler au sein de structures institutionnelles s’avère contraignant, et soulève de nouvelles questions – particulièrement : comment justifier le fait de sélectionner les participants aux ateliers artistiques ? Une personne handicapée n’est pas plus prédestinée à la création qu’une autre, et Luc Boulangé insiste sur ce point : « Certaines personnes seront capables de créer de manière heureuse et surtout personnelle. Ce n’est pas donné à tout le monde, les loisirs, eux, sont accessibles à tous » 1. Pour permettre une plus grande indépendance, le Créahm – Créativité et Handicap Mental – naît en 1977. Sa philosophie ? Créer un contexte adéquat et stimuler la création par la présence d’animateurs-artistes, qui facilitent la réalisation des œuvres. Offrir un espace d’expression, mais aussi sortir les personnes porteuses d’un handicap mental de leur contexte habituel. Selon L Boulanger : « Un atelier dans l’institution, c’est bien, mais c’est bien aussi d’en avoir à l’extérieur, pour qu’elles sentent qu’il existe autre chose ». C’est seulement quelques années plus tard que le Créahm s’établit dans le bâtiment du Parc d’Avroy. « On arrivait en 81, l’année internationale des personnes handicapées » raconte-t-il, « On a été squatter le Trink Hall 2, qui appartenait à la Ville de Liège (…) On y a fait une expo. On avait eu les clés un peu par hasard, on nous a dit qu’on pouvait rester mais seulement pour l’expo. Après, on s’est dit qu’on était bien là… et on y est restés! ». Cette situation se prolongera deux ans avant d’aboutir à une régularisation, suivie des premières subventions. L’équipe s’agrandit, de nouvelles disciplines (théâtre, danse et musique) sont envisagées, et un bistrot vient s’ajouter à la structure. En 1986, lors du colloque « Art et handicap mental », L. Boulangé réaffirme la spécificité de l’art des handicapés mentaux, et la nécessité de le considérer comme champ autonome de la création artistique. C’est aussi peu après ce colloque qu’André Stas rejoint l’association. L’artiste anticonformiste, enthousiasmé par la production du Créahm, multipliera projets et expositions, dans la continuité des contacts artistiques acquis au Cirque Divers. En 1992, les locaux du Parc d’Avroy s’avèrent trop petits pour les activités du Créahm : les ateliers déménagent au 6 quai Saint Léonard, tandis que le bâtiment du Parc devient le CAD – le Centre des Arts Différenciés, où est aménagée une première collection permanente, composée de 200 œuvres d’artistes handicapés internationaux dont Dwight Makintosh, Serge Delaunay, Martine Copenaut ou Willi Begenat.
Changement de
direction
En 1998, la mutation du Centre en Musée des Arts Différenciés, en réponse à un appel à projet de la Fondation Roi Baudouin, coïncide avec le départ de L. Boulangé pour le Sud de la France. Le nouveau MAD définit plus clairement ses rôles et fonctions, et sa logique d’acquisition devient de plus en plus systématique. La collection passe de 220 à 1541 pièces en dix ans. En 2002, lors du colloque organisé par A-S. Dejasse, alors conservatrice du musée, la pertinence du terme « art différencié » est remise en question : il apparaît à l’équipe du MAD que l’art des handicapés mentaux ne serait pas éloigné du reste de la production contemporaine au point d’être considéré comme un secteur isolé. De plus, cette notion sous-entend une esthétique commune à ces productions, or la collection du MAD est loin d’être homogène, et le terme « art différencié » est utilisé à tort et à travers, y compris par des « ateliers créatifs » loin de l’art contemporain. C’est à la suite de ces réflexions que le MAD, sans renier le travail de ses prédécesseurs, devient le Mad. Ce changement d’appellation et l’adoption d’une nouvelle politique, entraînent des divergences entre le fondateur du Créahm et la nouvelle direction prise par le musée. Selon L. Boulangé, son statut plus institutionnel et l’association – « plus prestigieuse » – à d’autres collections artistiques, s’éloignent du but de valorisation sociale des handicapés. « Ça m’attriste un peu, c’est comme si on n’avait pas déjà eu ces réflexions sur le fait que les œuvres des handicapés doivent être reconnues au même titre que les autres… L’intégration, ce n’est pas gommer les différences ! Moi, je revendique une spécificité de l’art des handicapés. Ça ne me dérange pas qu’ils exposent seuls, qu’on mette en évidence leurs œuvres. Effectivement, il y a un art spécifique des personnes handicapées » conclut-il. Bénédicte Merland, l’actuelle directrice du musée, considère le terme « différencié » comme une nécessité historique, qui a permis de faire reconnaître l’art des handicapés comme art avant tout, mais qui est devenu lui-même un handicap. « Il n’est pas possible de définir l’art différencié autrement qu’en disant “c’est l’art des handicapés mentaux ”. Ce qui est une approche sociale, alors qu’on travaille dans le domaine culturel » explique-t-elle. « Par ailleurs, c’est une appellation qui n’a pas été protégée. Donc on se retrouve avec des cendriers en argile réalisés par des handicapés mentaux, qui ne sont pas des artistes, mais qui portent le nom “art différencié”. Ce n’est pas juste par rapport aux artistes qui travaillent depuis des années en atelier, qui ont une oeuvre au sens premier du terme. Ce n’est pas valorisant pour eux, et ça trompe le public ! ». Deux conceptions qui s’opposent sur la façon d’atteindre un même objectif ? Ce qui est certain, c’est l’influence du parcours de chacun sur sa prise de position. L. Boulangé est un homme de terrain et d’action, tandis que l’équipe actuelle du Mad est constituée d’historiens de l’art, à l’approche peut-être plus théorique. « Dorénavant, on est plus centré sur la personnalité de l’artiste, qui est vu en tant qu’individu, avant d’être vu comme élément d’un groupe, d’un mouvement, d’une tendance » ajoute B. Merland.
In_Out
« Afin d’ouvrir les portes et d’aérer, de susciter des rencontres et échanges, des croisements et résonances, l’équipe a choisi d’organiser une fois par an, lors de sa fête annuelle, un événement transdisciplinaire ». C’est dans cette optique qu’a été conçue l’expo In_Out. Des pièces de la collection du Mad sont mises en relation avec des éléments d’autres collections, entre autres celles du MAMAC, du Musée de l’Art Wallon ou encore du Cabinet des estampes et dessins. Ces peintures, sculptures, assemblages, dessins sont disposés selon les liens plus ou moins évidents qui existent entre leurs univers. L’absence de scénographie est délibérée : ce sont les œuvres qui donnent le rythme, permettant au spectateur de faire son propre parcours. « C’
est un peu l’idée du cabinet de curiosités : dans un accrochage rapproché – au lieu des 60-80 pièces habituellement exposées salle Saint-Georges, on en a mis 202 – chaque œuvre prend une notion relative, par rapport à une autre » explique la directrice « Il y a des affinités thématiques, stylistiques,… Il y a parfois des réponses, même si elles ne sont pas toujours l’une à côté de l’autre. C’est un jeu, et ce n’est pas un principe très neuf : je pense au Musée Imaginaire de Malraux…» Le principe d’incertitude est également très présent. Ainsi, aucune référence n’est indiquée à côté des œuvres, bien qu’un système de numérotation permette de trouver les informations. Permettre un regard sur l’œuvre des handicapés mentaux qui ne soit ni condescendant, ni relevant de la discrimination positive, ainsi qu’un rapport à l’art plus spontané, laissant plus de place à l’émotion et au plaisir, tels sont les buts d’In_Out. Pourquoi ce titre ? « Ça a un côté moins pathétique, et ça fait plus clairement référence à une norme – qui est une notion relative ! Chacun peut à un moment se dire qu’il a un comportement irrégulier…» explique B. Merland « Et il y a une idée d’équilibre : des artistes comme COBRA ont orienté notre regard en intégrant dans leur langage formel des éléments qui n’étaient pas considérés comme artistiques. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a aussi des artistes irréguliers qui se réapproprient l’art africain ou l’art de Picasso ! Ce ne sont pas deux univers totalement hermétiques, des passerelles existent ». Sur un ton plus léger, certes, mais le but de l’expo reste de susciter des réactions. « L’idée est de poser des questions, de remettre dans l’espace public celles que nous nous posons en interne » ajoute-t-elle « Nous sommes reconnus comme patrimoine de la Communauté Française. Si on expose à côté d’autres éléments de ce patrimoine, ça tient la route ou pas ? Là, la réponse ne nous appartient plus, elle appartient aux visiteurs ».