Il n’y a plus rien là haut où ils sont, presque plus rien. Plus d’arolles ni de mélèzes. Plus d’asters, de digitales, juste quelques rares edelweiss et chardons bleus. Pas de hiboux non plus. Partout des rochers et des cailloux qui brisent les genoux. Pour seule musique, celle du vent : il souffle entre les dents et les pics comme dans les tuyaux d’un orgue. Elle devant, lui derrière. Elle marche d’un pas assuré, lui n’est pas rassuré, le sentier se perd dans un clapier. Elle, pèpère, ne perd aucun repère, les cairns et les peyres . Lui aspire à une bonne bière et il sait pourquoi : bêtement parce qu’il a soif pardi… Il se sent un peu gourde derrière elle. Il souffre mais n’a garde de se plaindre. Les grandes douleurs sont muettes et plus ils montent, plus le désir monte en lui. Elle a la forme et les formes généreuses. Cinq heures qu’il a les yeux rivés sur un popotin qui ondule. La voilà qui s’arrête, pose son sac à dos sur un rocher, y farfouille pour trouver la paire de jumelles, les chausse et fouille le sommet à travers les lentilles.
– Vous voyez la croupe ?
– Oh que oui !
– Vous vous sentez d’attaque ?
– Oui, oui !
– Allons-y !
– Où ?
– Sur le sommet là-bas, c’est là qu’est le refuge…
– Ah !
Quelques pas plus haut. Quelque part là haut.
– Voilà mon opinel, je compte sur vous pour nous ramener le souper…
Seuls quelques chocards l’ont vu courir fendant l’air d’un couteau comme un fou, dans tous les sens sur la serre, espérant jeter un chamois sur le carreau et lui faire la peau. En vain. C’est exténué qu’il pousse la porte du cabanon, bredouille…
– Alors ?
– Rien !
– C’n’est pas grand-chose !
Elle rit. Lui aussi. Elle est un rien chameau mais il rit avec elle. Puis tous deux arrêtent de rire, se regardent, s’étonnent, écoutent…Au-dessus d’eux, un hélicoptère agite ses pales, supplice pour les oreilles. Il atterrit, le rotor se calme puis s’arrête. On frappe à l’huis. Elle va ouvrir. Un personnage semblant sortir tout droit de l’ère vétérotestamentaire, bâti comme une armoire à glace plus large que la porte, vêtu de peaux de mouton et armé d’un grand bâton lui sourit…
– Bonjour, Heliexpress pour vous servir…
– C’est à vous l’hélicoptère ?
– Oui, ma petite dame !
– Vous avez plutôt l’air d’un berger échappé de l’ancien testament que d’un pilote d’hélicoptère…
– L’accoutrement c’est pour les touristes et l’hélico pour les affaires.
– Quelles affaires ?
– Faut vivre avec son temps, avec les moutons on ne suit plus. Fin de mois difficile, cotisations, précompte, gaz, électricité, sans hurler avec les loups, je vous jure…Alors, j’ai créé mon petit magasin ambulant-volant…Si vous avez besoin de quelque chose, je vous écoute…
– Un lapin d’un kilo et demi.
– Frais ou surgelé, entier ou découpé ?
– Je préfère frais et entier avec le foie et les rognons.
– Et ensuite ?
– Des pâtes, des oignons, etc….je crois que c’est tout.
Quelques minutes plus tard, tout est là sur le tréteau en pin.
– Je vous dois ?
– Visa, American-express ?
– Espèces !
– Us dollars, Euros, Livres sterling? Je viens de lire le Financial Times et l’euro chute, donc si vous avez des dollars…
– Ok !
– 1,2,3,4,5 le compte est bon, parfait. Vous êtes très belle, mais je vois que vous n’êtes pas seule alors je vous laisse ma carte, mon numéro de portable et mon adresse mail, ciao…
Elle frotte le lapin de sel, de poivre, de graines d’anis écrasées et d’ail. Elle fait ensuite une bonne farce : les abats hachés revenus dans un peu d’huile d’olive, du hachis de porc un peu gras, quelques graines d’anis ou du fenouil sauvage (presque introuvable ici) des olives noires dénoyautées, des oignons et de l’ail. Elle en farcit le lapin, le recoud chirurgicalement et le met au four bien chaud en l’arrosant régulièrement. Puis elle le découpe, répartit la farce sur chaque morceau et l’accompagne de pâtes au beurre…Ca sent drôlement bon jusque dans la vallée.
– Ce lapin est fameux,
ça creuse la montagne, plus on monte plus on a faim.
– Plus on monte et plus dure sera la chute…
– Carpe diem…