C’était l’époque où, au nom du progrès et de l’accessibilité de l’exposition internationale, le centre-ville sera défiguré par la construction du viaduc de Koekelberg et où les lignes de trams qui dessinaient la ville à l’époque seront enfouies pour faire place à la reine automobile. C’est aussi l’époque où l’Etat et la Ville se montrent très ouverts à la promotion privée et publique d’immeubles de bureaux (un coup d’œil sur le Plan Manhattan à l’origine de l’expulsion de 14.000 personnes suffit pour s’en convaincre) et privilégient les relations entre le centre urbain et la périphérie de la ville grâce à une politique de transport fort axée sur le développement de l’automobile. Les tunnels, viaducs et autoroutes de pénétration se multiplient. L’élévation du niveau de vie, axé sur le modèle culturel américain, combinée au développement de moyens de transport intensifie l’attractivité de l’habitat périphérique. La ville se désarticule, des autoroutes urbaines sont créées pour les déplacements vers cette périphérie en expansion. Les entreprises connaissent le même mouvement centrifuge vers les zonings périphériques. Les premiers hypermarchés apparaissent (GB, en 1961). Mais tout le monde ne quitte pas le navire : seuls les habitants qui ont un capital suffisant pour s’autodéterminer abandonnnte la ville sacrifiée.
Ingénieurs et prédateurs
La politique de transport est à l’époque confiée aux ingénieurs de l’administration des routes qui privilégient le souci de fluidité du trafic : ils considèrent la ville comme une contrainte, un obstacle à franchir pour assurer cette fluidité. L’administration de l’urbanisme fait partie intégrante de celle des travaux publics qui ne demande pas de permis pour ses projets routiers. Les transports en commun sont les parents pauvres de cette politique et sont pensés avant tout pour les navetteurs. Le réseau de métro privilégie la liaison entre les gares et les quartiers de bureaux et d’affaires, prêtant peu d’égard aux déplacements des populations bruxelloises. Affublée de son statut de capitale de l’Europe, la ville doit répondre aux desiderata de la Communauté européenne et accepter que des tunnels éventrent ses entrailles.
Non, non, rien n’a changé
Des vieilles histoires, tout cela ? Certes, depuis la mise sur pied de la Région bruxelloise, en 1989, émergent des orientations visant à réduire la pression automobile au profit d’un meilleur partage de l’espace public, le politique organise des dimanches sans voiture, la STIB développe de nouvelles lignes de tram, certaines sont mises en site propre quitte à supprimer des places de parking au grand dam des commerçants, des pistes cyclables effleurent la route ci et là. Mais les vieux démons sont toujours là et Bruxelles n’est toujours pas maître de son destin.
Les besoins d’infrastructures liées aux fonctions de capitale nationale et internationale subsistent. Sans compter la présence croissante de nombreux acteurs transnationaux : ONG, bureaux d’avocats, sièges de firmes internationales. Pour répondre à ces besoins, Charles Picqué, ministre-président de la Région, a signé en 1990, un accord de coopération entre la Région de Bruxelles-Capitale et l’Etat fédéral (Beliris) pour assurer le financement des investissements liés aux fonctions nationales et internationales de la ville. La logique d’interventions de ces fonds prolonge le modèle centrifuge d’exode et explique la résurgence de projets de tunnels autoroutiers (quartier européen) et les investissements de transports collectifs dans des infrastructures lourdes (métro, RER, Diabolo, tunnel Schuman-Josaphat), lesquelles, sans être inutiles, sont peu pensées au profit des Bruxellois.
Quant au ferroviaire, il reste une chasse gardée de la SNCB sur laquelle la Région a bien peu de poids, sauf à l’occasion de la délivrance des permis d’urbanisme. Ainsi, lors de la réalisation de la gare TGV, c’est la SNCB qui a soutenu le développement de la gare internationale au Quartier Midi en raison de la
spécificité douanière des trains rapides Bruxelles-Londres. Ceci alors que le quartier Nord offrait de vastes terrains vides et des infrastructures publiques énormes résultant de la destruction de plusieurs quartiers. Ce choix de la SNCB a pesé lourdement sur les quartiers très habités jouxtant la gare du Midi. Il a été le déclencheur d’une pression immobilière sur le quartier et d’une politique peu glorieuse de la commune de Saint-Gilles dans sa volonté d’assurer la mainmise sur le développement du quartier : des centaines d’expropriations menées sur quinze ans en dépit de tout respect élémentaire des droits humains. Motifs : construire des milliers de m2 de bureaux sur les décombres de la destruction lente (sur plus de quinze ans) de plusieurs centaines de logements expropriés 1, et ce, en pleine crise d’accès à l’habitat.
Le façadisme des politiques de mobilité « durable »
La politique de mobilité bruxelloise est cadrée par le Plan régional d’affectation du sol et par le Plan Iris I, adopté par le gouvernement en 1998. Mais ses objectifs sont aujourd’hui largement dépassés. Cela fait cinq ans qu’il aurait dû être remplacé par le Plan Iris II, lequel est resté bloqué deux ans au cabinet du Ministre bruxellois de la mobilité, tout ça pour accoucher d’une souris qui nous annonce que d’ici à 2012, on tentera de mettre en œuvre les objectifs du Plan Iris I qui n’ont pas pu encore voir le jour. Bel aveu d’échec et constat affligeant d’une politique de « mobilité » effectuant du sur place.
Cette impuissance s’accompagne par ailleurs de choix pour le moins discutables quant aux investissements à venir. Ainsi, si de nombreux travaux publics cherchent aujourd’hui à rétablir des espaces de convivialité là où les décennies précédentes avaient voulu adapter à la modernité le réseau urbain existant, cette entreprise s’engage sans nécessairement remettre en cause la capacité des infrastructures existantes, pire, en prévoyant de poursuivre leur déploiement urbicide. Dernier exemple en date, repris dans le Plan Iris 2, le projet monstrueux d’élargir le Ring au nord de Bruxelles à jusqu’à 17 bandes sous couvert de l’amélioration de la qualité de l’air. 2 Nous n’aurons plus rien à envier aux autoroutes américaines !
Le Plan Iris envisage aussi la création de nouvelles lignes de métro vers Schaerbeek et Uccle ainsi que la réalisation d’une connexion de métro entre Schuman et la gare du Midi via la gare du Luxembourg (appelé projet TRIAS). Cette solution constitue une réponse démesurée à la saturation annoncée des lignes de métro. Elle résulte notamment du choix de densifier encore et de poursuivre la tertiarisation du quartier européen : 217.000 m2 de bureaux supplémentaires !
Pourtant, la création d’un nouvel axe de métro n’est pas réellement nécessaire dans une ville relativement peu étendue et moyennement dense comme Bruxelles. Les coûts liés à la création d’une nouvelle ligne de métro sont colossaux par rapport à l’investissement nécessaire à la création d’un réseau de tram en surface. La STIB a elle-même chiffré à 400 millions d’euros l’investissement nécessaire pour le projet TRIAS, soit un cinquième du budget de la Région pour faciliter la circulation des fonctionnaires européens en assurant la jonction aisée de Schuman à la gare internationale Midi. Avec cette manne, on pourrait nettement améliorer la desserte en bus et en tram de nombreux quartiers bruxellois mal lotis.
Le Plan Iris fait également sien les choix du Plan de développement international 3 qui multiplie les infrastructures d’envergure pour marquer le caractère international de la ville (centre des congrès, grandes salles de spectacles, méga centre commercial, stade de football pour la Coupe du Monde 2018) sans mesurer au préalable l’accessibilité des territoires ainsi choisis. Quoi de plus logique que de créer du métro et des autoroutes urbaines pour faciliter l’accès de sites événementiels !
Tunneliser pour convivialiser
Pendant ce temps « l’élite » des urbanistes, architectes, paysagistes prétend limiter les stigmates créés hier en enterrant les voitures comme à Flagey, à l’avenue de la Toison d’Or ou à Arts-Loi. « Tunneliser pour convivialiser » sont les maîtres mots de cette approche « euphémique » et hypocrite. En attendant, la pression automobile ne diminue pas, pire, elle augmente.
Ainsi le schéma directeur européen fait de la mise en tunnel la clé de la durabilité du quartier. Sous prétexte de libérer de l’espace en surface et d’améliorer ainsi la qualité résidentielle du quartier, le schéma propose de mettre en sous-sol le trafic automobile grâce à la construction de nouveaux tunnels dans les rues de la Loi, Belliard et dans l’avenue de Cortenbergh. On le sait pourtant depuis de nombreuses années, enterrer la circulation de transit n’a jamais eu pour effet de diminuer le volume global de trafic automobile. Exit les engagements internationaux, Kyoto et Cie.
Remettre les habitants au centre des politiques
Comment concilier dans une ville où les forces exogènes sont très présentes les tensions entre les besoins imposés de l’extérieur et ceux propres aux habitants d’un territoire ? La morphologie bruxelloise s’est pliée aux demandes extérieures multiples : demandes de l’Union Européenne, demandes de l’Etat fédéral, demandes des navetteurs, bien loin d’une gestion urbaine rapprochée, travaillant avec les habitants en fonction des besoins des populations des territoires concernés. Cette démarche a accru la fracture entre population prestataire et population bénéficiaire : sur le territoire bruxellois est produite une richesse qui bénéficie largement aux deux autres régions. Les habitants-travailleurs de la Région supportent pourtant la majeure partie des coûts de production de cette richesse. Inégalité renforcée par le fait que la Région a fait de la revitalisation son cheval de bataille, à l’origine du phénomène de gentrification, au détriment d’objectifs plus redistributifs permettant le maintien de la population dans leur lieu de vie.
Le défi consiste à s’intéresser à ce qui intéresse les occupants d’une ville, à les suivre dans leurs lieux, pratiques et horizons, en faisant cela non pour quelques élites ou quelques populations sédentaires, mais pour un nombre aussi grand que possible d’occupants.
Claire Scohier,
InterEnvironnement-Bruxelles (IEB)
Notes:
- Plus d’informations sur le site du Comité de quartier Midi : http://www.quartier-midi.be/ ↩
- Le raisonnement est imparable : l’élargissement du Ring permettrait de réduire la congestion et de facto d’améliorer la qualité de l’air. C’est oublier un peu vite que cet élargissement provoquera avec certitude un véritable effet d’appel pour les voitures. Pour plus d’informations sur ce projet, consultez le site de la plate-forme associative Modal-Shift : http://www.modalshift.be ↩
- Le programme de la « ville marchandise » est disponible
sur : www.demainbruxelles.be ↩