QRT QRL gastro solide*

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* En langage de cibiste:
Arrêtez les émissions, je suis occupé à manger

Il y avait le forum romain, il y a maintenant les forums web. L’espace public virtuel. Que reste-t-il encore de l’espace public d’antan ? Les médias sont devenus le lieu de la communication pour le plus grand nombre. Qu’en est-il du pluralisme de cet espace virtuel ? Par qui est-il géré ? Vastes questions pour lesquelles nous tenterons de donner des éléments de réflexion au travers de ces lignes. Questions qui se sont posées dès les débuts du premier média de masse, la radio. Et si l’espace public, ce sont les ondes, il était prévisible que certains énergumènes cherchent à se les réapproprier. Les premiers pirates hertziens ? Les cibistes pardi !

La question de la gestion des ondes a été soulevée au niveau international en 1947. Une conférence mondiale s’est tenue pour élaborer un plan de fréquence. Parmi toutes les longueurs d’ondes disponibles, il en est une qui fut laissée libre d’utilisation. A cause d’interférences avec des machines comme les appareils médicaux, par exemple, sa qualité était insuffisante. Mais elle ne fut pas perdue pour tout le monde : la bien nommée citizen-band (CB) fut appropriée par une communauté de joyeux drilles qui s’en sont servi pour échanger des messages de toutes sortes. Si les pays anglo-saxons fermèrent les yeux sur cette pratique, il n’en fut pas de même chez nous, où la réception et l’émission d’ondes étaient rigoureusement contrôlées. La citizen-band, à 27 Mhz, se trouvait dans le champ des fréquences privées. Elle fut dès lors purement et simplement interdite. Mais la CB, c’était un loisir gratuit, un jeu du gendarme et du voleur en quelque sorte, et c’est précisément l’interdit qui motivait bon nombre des pirates des 27000 Hertz. Néanmoins, la CB n’était pas vraiment un acte revendicatif. Militante, elle l’était sur la forme : braver l’interdit et bien rigoler en se souvenant des arrestations. Mais sur le fond, on ne peut pas vraiment qualifier la citizen-band de politique. Les propos échangés importaient finalement peu, c’est la pratique elle-même qui était recherchée, comme en témoignent les anectodes que raconte Rancho, CBiste de la première heure 1.

Qu’est-ce que la CB ? C’est en quelque sorte un téléphone amélioré, ou encore l’ancêtre des logiciels de chat. En effet, il fallait se connaître pour se comprendre. La multitude des canaux disponibles, le langage codé, les pseudos loufoques étaient autant d’éléments qui maintenaient le secret (voir encadré). Prenons un exemple : deux gars se donnent rendez-vous pour tailler une bavette sur la bande. Ils se retrouvent sur le canal 20. S’en suit une avalanche de chiffres et expressions étranges qui signifieront : « Salut, on se retrouve sur le canal 12 ». Autant dire qu’il était possible d’avoir des discussions assez privées. Rancho était enseignant à l’époque. Un jour, un élève est venu le trouver pour savoir s’il s’y connaissait en CB, en ajoutant : « Il ne faut pas le dire, monsieur, mais j’en fais ». Ce côté « société secrète d’initiés liés par l’illégalité » était le fondement de la pratique cibiste, et ses acteurs étaient les premiers pirates des ondes. Rancho a d’ailleurs arrêté dès qu’elle est devenue légale.

Ce n’est que plus tard que l’appropriation des ondes va connaître une nouvelle ère : celle des radios libres. Et là, il s’agissait bel et bien de contenu et de politique. La première radio libre belge s’appelait « Radio Eau noire ». Militante et écologiste, elle est connue pour avoir été le premier média du monde à diffuser en direct la recette de fabrication du cocktail Molotov, en 1978. Parmi les quelque 80 radios libres recensées en 1980 2, il y avait notamment « Radio-Ouest. » C’est là que
Rancho sévissait, avec une belle brochette de people, pour ceux qui aiment ça : Richard Jonckheere (Front 242), Henri Simons, et Evelyne Huytebroeck. C’est dans son garage que Front 242 a commencé à répéter et que nichait le repaire de « Radio-Ouest », une radio « libre et de combat » 3 L’idée était de donner la parole à tous ceux qu’on n’entendait jamais dans les autres médias, à l’échelle d’un quartier. Les radios libres visaient la constitution d’un espace public médiatique diversifié et libéré.

Là où la CB est une pratique individuelle d’initiés, très codée, la radio libre est plurielle et collective. Quel bilan peut-on tirer après trente ans d’existence? Combien de radios partagent encore aujourd’hui cet objectif de faire une autre radio, ouverte et citoyenne ? Combien reste-t-il de ces médias du troisième type, loin des logiques commerciales et de la subordination aux pouvoirs ? A Bruxelles, on n’en compte guère plus que trois: Panik, Air libre, Campus… Presque des héros. Certes, la libéralisation des ondes y est peut-être pour quelque chose. Si elle a offert l’opportunité aux radios libres de devenir légales, elle a aussi ouvert la brèche aux radios privées, dont la première a été Contact. Au début c’était la guéguerre, les gars du libre brûlaient les émetteurs des autres en les surchargeant. Mais les radios privées se sont multipliées en laissant bien peu de place pour les autres…

Aujourd’hui, internet offre de nouvelles possibilités de subversion pacifique et drôlatique. Le paysage des blogs, webtv’s et radios est immense et pourrait même supplanter celui des médias traditionnels.

Un renégat de la radio

« Vous avez fait de [la radio] une véritable insulte à l’intelligence […] vous avez charcuté le temps de programmation en séquences minuscules que vous appelez des spots, et si un programme un peu moins stupide se fraie de temps en temps la voie des ondes, c’est pour être pollué par des appels obscènes à acheter tel ou tel produit ». Celui qui s’insurge ainsi contre l’évolution mercantile de la radio n’est pas un habituel militant anti-pub. C’est Lee De Forest, l’inventeur du tube à vide électronique qui permit à la radio d’exister. Et ce dès 1934, année où, aux Etats-Unis, une « loi sur les communications » céda une bonne partie du contrôle des ondes à des entreprises comme RCA, General Electric et Westinghouse. Celles-ci ne perdirent pas de temps à convertir ce nouveau média en arène publicitaire au service du secteur privé. La privatisation du spectre électromagnétique scandalisa tellement le « père de la radiodiffusion » qu’il fut désormais honteux de ce titre… « Quand nous voyons la vulgarité, la stupidité de la pacotille dont les firmes publicitaires et les stations d’émission emplissent l’éther, je crois bien que l’on peut me ranger parmi les ennemis publics de l’Amérique. […] Quand j’ai expérimenté pour la première fois la radiodiffusion, j’ai vu là un grand instrument d’éducation, de culture et de distraction pour nous tous. C’était pour moi l’invention la plus utile depuis la découverte de l’imprimerie. Elle devait aider aux progrès de la civilisation. Or, voyez maintenant ! […] Le public américain a acheté plus de vingt millions de récepteurs. Il a le droit d’entendre autre chose que l’éloge de biscuits pour les chiens, de paiements à terme pour automobiles et d’accessoires de toilette répugnants ».

CB et langage

L’un des charmes de la CB tient dans l’impression d’appartenance à une communauté secrète. Nous ne résistons pas au plaisir de partager quelques formules du langage utilisé par les cibistes. Elles sont très ésotériques. C’est le but.

Certains codes concernent l’appareil lui-même : puissance du signal, tonalité,… D’autres, les plus connus, font référence à l’alphabet. Ce sont ceux que l’on a tous entendu dans « Platoon », du genre « Charlie Tango ». D’autres encore sont d’étranges combinaisons de lettres renvoyant à des expressions. Les plus drôles sont sans doute
les expressions-types échangées sur la fameuse fréquence 27. En voici quelques-unes parmi les plus truculentes :

Babouilles : salut, au revoir
Banque à roulettes : fourgon blindé
Bidouille : bricolage radio, électronique
Gastro liquide : boisson
Gastro solide : repas
HI 3 fois : grande hilarité, rires
Mayday : appel de détresse
Moustacher : déborder sur les canaux adjacents
Papa 22 : police ou gendarmerie
Sur la courgette : sur la fréquence
Tante Victorine/Tonton Victor : télévision
YL : femme
YL à péage : péripatéticienne
XYL : épouse

Notes:

  1. Interview de Christian Lauwers. Ancien cibiste et animateur de radio libre, il évolue aujourd’hui encore dans le monde des médias.
  2. Enquête commanditée en 1980 par le Ministère de l’audiovisuel de la Communauté française en prélude à la libéralisation des ondes.
  3. R. Jonckheere, interview lue sur son « myspace ».

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