« Plus l’espace et le temps sont dominés, moins l’on est sûr de l’identité de ceux qui dominent. » (Siegfried Kracauer)
Des premières radios pirates, qui émettaient depuis des bateaux en haute mer pour échapper au monopole d’Etat, aux radios musicales qui abreuvent le plus perdu des cafés des desperados de la nuit, bien du chemin a été parcouru. La Belgique n’a pas échappé à la vague magnétique. Discussion avec Philippe Delchambre, responsable de la filière « travaux pratiques » en journalisme (ULB), militant cycliste et responsable technique à Radio-Campus, autour de cette petite histoire de la radio libre.
Question de vocabulaire : radios libres ? Privées? Pirates ?
À l’origine, les radios libres sont toutes « pirates », dans la mesure où elles émettent clandestinement (sans autorisation) 1. Si « libre » et « pirate » ne se recouvrent pas (c’est avant tout une question de point de vue), il ne faut pas confondre les radios libres avec les radios étrangères, privées, émettant en direction d’un autre territoire, comme RTL en Belgique, ou les radios « périphériques » en France (RMC, qui émet depuis Monaco, Europe 1, depuis la Sarre). Avant guerre, il existait un peu partout sur le territoire national des stations privées, comme Radio Wallonia Bonne Espérance. Mais à la Libération, le législateur imposa la suppression des licences à toutes les radios privées.
On raconte d’ailleurs qu’à la fin de la guerre, certaines de ces radios ayant repris leurs émissions alors que l’occupant était encore présent, des auditeurs sont sortis fêter la victoire et furent tués. Cet incident serait à l’origine de la suppression des licences… Quel est le paysage radiophonique jusqu’au milieu des années 70 ?
C’est celui du monopole d’État. C’est contre lui que vont porter les attaques du mouvement des radios libres, qui se constituent en Association pour la Libération des Ondes (ALO) en 1978. Ses membres sont des radios de combat, d’obédience libertaire et/ou écologiste, comme Radio Eau noire à Couvin, une des toutes premières, dont les militants luttaient contre la construction d’un barrage sur l’Eau noire. Les Frères Dardenne ont capté cette ambiance contre-culturelle dans un film, « R ne répond plus » [1981], qui porte un regard ambigu sur un mouvement qui ouvrait à une parole suffisamment libératrice pour changer la société.
En France, l’ALO, qui se scindera sur la question du financement publicitaire, est liée au souvenir de Deleuze et Guattari, qui furent parmi les promoteurs de cette « libération des ondes ». Les fréquences radios sont un des premiers monopoles d’État à être brisé. Dans la brèche ouverte par les pionniers d’une libéralisation des ondes se sont très vite engouffrés des opérateurs commerciaux. Les radios libres n’ont-elles pas été le cheval de Troie d’une privatisation du spectre électromagnétique ?
C’était inévitable. Les audacieux capitalistes, dont on vante tant aujourd’hui l’esprit d’entreprise se sont engagés prudemment sur la bande FM, quand les risques étaient moindres et que le business publicitaire pouvait s’y déployer librement. Les radios libres ont d’une certaine manière essuyé les plâtres pour eux. Ce sont elles qui ont subi la plupart des saisies. Ainsi en 1978, à l’époque du gouvernement VDB, une des premières radios communautaires, Radio LLN, la radio de la communauté universitaire de Louvain-la-Neuve, voit son émetteur saisi quasiment dans l’heure…. La RTT, épaulée par la BSR, veillait à faire respecter le monopole de la RTB. Plus tard, lors de la première vague de reconnaissance dans les années 80, la SABAM a mis son veto, les petites radios devant apporter les preuves de paiement des droits d’auteurs – avant tout, une astuce des radios commerciales, les seules qui avaient les moyens de payer l’
ardoise, pour vider le paysage de toute alternative. C’est ce qui s’est effectivement passé, les radios commerciales rachetant progressivement les petites radios. Elles ont ainsi constitué la première ébauche de réseau, qui aujourd’hui n’est que la partie visible d’une marchandisation des ondes et d’un processus de vampirisation de la bande FM par les grands groupes médias.
Quels sont les obstacles techniques pour créer une radio libre à l’époque ?
Les premières radios libres sont nées en Italie, dans la foulée des revendications de 68. C’est là que les Belges sont allés chercher leurs premiers émetteurs. Dès 1970, une technologie plus facile (des émetteurs miniatures) et moins chère a rendu possible l’éclosion des radios libres. À l’époque des pionniers, un émetteur coûtait environ 1000 € actuels. Les passionnés y allaient souvent de leur poche. Parfois, il y avait un système de cotisation, qui couvrait les frais de matériel. Et bien entendu, les animateurs étaient bénévoles.
Le mouvement des radios libres concerne une bonne partie du monde industriel avancé. Le phénomène a-t-il eu partout le même retentissement et le même impact ?
En Italie, les mouvements participatifs ont été les plus prompts. Cela s’est ensuite étendu à la France, à la Belgique et aux Pays-Bas. L’Allemagne et les pays scandinaves ont connu un moindre essor, parce que leurs radios de service public, plus décentralisées, avaient de plus longue date intégré une partie des demandes de publics spécifiques (femmes, étrangers, communautés, etc.) et pris des initiatives dans ce sens. Aux USA, l’histoire de la radio est exactement inverse de celle de l’Europe. Avant-guerre, la radio est un business qui relève de l’initiative privée. Pendant la guerre, des universitaires de Berkeley fondent la première radio non commerciale, KPFA, qui fonctionne sans pub grâce au sponsoring de ses auditeurs 2. Et ce n’est que bien plus tard, dans les années 60 qu’apparaissent des radios publiques. Quant aux pays de l’Est, contrairement à ce qu’on pourrait croire, il y existait des radios libres, des radios de campus surtout, comme Radio Student à Ljubljana sous Tito, qui apportaient une bouffée de liberté peut-être plus appréciable que Radio Free Europe.
Quel est l’accueil du public ?
De ce merveilleux outil de synthèse de la pensée et de son expression qu’est la radio, certains ont fait un moyen de création. Et le succès auprès du public a d’emblée été au rendez-vous. Au point que la riposte de la RTB s’est souvent faite mimétique. Radio Cité, le projet porté par feu Marc Moulin, a repris un standard qui cartonnait. À l’inverse, il est vrai que dans certaines micro-radios, on organisait des petits concours juste pour voir si un auditeur était en ligne… Mais ces radios, très locales, pouvaient et peuvent parfois répondre aux besoins d’un quartier, voire d’une animation spécifique.
A la liberté d’expression, sans doute malhabile, des premiers radioteurs, s’est rapidement superposée la puissance du « music and news », techniquement mieux fait 3. Le formatage s’est étendu à tout le spectre radiophonique. La manière de présenter les informations et les musiques a généralement glissé vers plus de conformisme. Comment l’exigence de plus de diversité a-t-elle pu produire cet effet paradoxal ?
C’est vrai, on a l’impression que plus il y a de radios, plus c’est la même radio. Après cette magnifique explosion de création, on a assisté à un long essoufflement. Aujourd’hui, 30 ans après, on ne parle plus de radios libres, mais de radios associatives. Le paysage s’est épuré. Des 293 stations privées reconnues par l’exécutif de la Communauté française en 1986, combien
reste-t-il de radios non commerciales à ce jour ?
Aujourd’hui, on a tendance à penser que tout se joue sur la Toile numérique. Une partie de la création s’y est déjà réfugiée (web-radio, création radiophonique, mini-FM). Certains ne sont pas loin de penser que la « diversité » numérique s’annonce davantage comme la multiplication de programmes clonés que comme une ouverture aux alternatives, aux minorités et aux expérimentations (sans parler des contraintes technico-commerciales, comme le multiplexage, qui signe la fin de l’auto-diffusion) [4]. Peut-on croire à un mouvement comparable aux radios libres sur le Web, que l’on appellerait par exemple « blogs libres » ?
La mort de la bande FM est programmée pour dans 10 ou 15 ans. C’est un monde qui disparaît, mais la généralisation du numérique ne va pas nécessairement chambouler la répartition du champ radiophonique, partagé entre radios associatives, privées, et de service public. On se dirige par contre vers une scission des pôles production et diffusion de ces acteurs. Et là, rien ne garantit en effet que les multiplexeurs seront intéressés par la diffusion de petites radios. Si l’autorité publique ne joue pas son rôle de régulateur, on court à la catastrophe. Marc Moulin disait qu’il y a fondamentalement deux manières de faire de la radio : soit faire des programmes pour des auditeurs, soit vendre des auditeurs à des annonceurs. Espérons que la première option ne soit pas supplantée par la seconde.
Notes:
- Radio Caroline, par exemple, à partir de 1964, émettait depuis la Mer du Nord. Voir « Pirates des ondes. Histoire des radios pirates au XXe siècle », L’Harmattan, 2002. ↩
- Elle existe toujours : http://kpfa.org/supportkpfa/. Voir Barbara Epstein, « KPFA, la radio californienne qui résiste », in Le Monde diplomatique, octobre 1999 : www.monde-diplomatique.fr/1999/10/EPSTEIN/12559.html.
↩ - Voir Marie BENILDE, « Silencieuse idéologie des radios musicales », in Le Monde diplomatique, mars 2000. ↩