Dans de nombreux pays dont les populations ont peu de revenus à consacrer aux médias et où le taux d’analphabétisme est élevé, la radio est essentielle. Son faible coût lui permet d’atteindre des populations rurales et isolées, pour lesquelles elle sera le principal média d’information et de divertissement. Pour le meilleur et pour le pire : au Rwanda, en 1994, la radio a largement contribué à la perpétration du génocide, mais elle a aussi pu, ailleurs, s’avérer une force positive, aidant à rassembler les gens et à construire une société civile. L’ONG américaine Search for Common Ground (SFCG) développe des programmes ayant pour ambition d’utiliser les médias, en particulier la radio, comme outils de développement et pour parvenir à une résolution non-violente des conflits. La fiction y joue un rôle important. Rencontre avec Yannick De Mol, employé pendant quatre ans dans cette organisation et revenu depuis quelques mois de Côte d’Ivoire où il coordonnait les activités médias de l’organisation.
C4 : Que sont ces « feuilletons radiophoniques pour le changement social» ?
Y. : A ma connaissance, les premières expériences de grande ampleur à être vraiment convaincantes ont été mises en place en Afrique du Sud 1 au début des années 90, pour lutter contre la pandémie de VIH/SIDA. Il s’agissait de feuilletons radiophoniques (soap), écrits par une équipe de scénaristes avec l’objectif d’induire un changement de comportement dans la population sur des critères clairs et déterminés. C’est une perspective assez « marketing », comportementale, c’est l’approche « KAB » pour «Knowledge–Attitude-Behaviour » (Connaissance-Attitude-Comportement). Mais ce n’est qu’un modèle, je ne pense pas qu’il soit possible de résumer une méthode qui permettrait de faire évoluer les comportements à coup sûr. Suivant cette approche, SFCG a développé des émissions de ce type dans plusieurs pays comme le Burundi, la Côte d’Ivoire ou l’Indonésie pour contribuer à la réconciliation 2. Ces feuilletons radiophoniques ont une grande particularité : ils ont une temporalité proche du reel. Il est donc possible de s’identifier assez facilement aux protagonistes de l’histoire. Cette phase d’identification est cruciale. De plus, ces feuilletons fonctionnent avec un dispositif de participation des auditeurs à l’élaboration du récit pour rendre plausible, « réelle », l’histoire qu’il raconte. C’est donc aussi une question de qualité d’écriture… Des résultats ont été obtenus, même si c’est difficile à mesurer. Je pense que quand on a réussi à faire émerger chez des adversaires le sentiment d’une communauté d’éléments culturels, langagiers ou sociétaux, on les aide à trouver un terrain d’entente, ce qui est un préalable indispensable à la confiance.
C4 : Peux-tu revenir sur cet aspect « participatif »?
La participation des auditeurs est cruciale. Il faut sortir d’une vision émetteur-récepteur des médias et faire émerger les préoccupations et les besoins des auditeurs. C’est la meilleure manière de les amener à se poser certaines questions, à modifier certaines attitudes et certains comportements.
C4 : Comment organiser ce retour des auditeurs ? Est-il spontané ?
Dans les feuilletons de SFCG, des mécanismes sont mis en place avant, pendant et après la diffusion des émissions. Il y a notamment toute une phase de pré-test, pendant laquelle il faut prendre en compte la voix des auditeurs potentiels. Cela peut se faire via l’organisation de « focus groups » rassemblant les groupes sociaux ciblés. Tout ça demande des moyens et une méthodologie. Pour les radios, ça depend. Dans mon expérience, j’ai vu peu de radios qui soient réellement participatives. On parle beaucoup des « radios communautaires », il y a beaucoup de « success stories » sur la participation de la «
communauté » mais, à mon sens, elles sont un peu fabriquées. Dans les faits on est souvent loin de ça, pour toute une série de raisons. C’est souvent un notable qui la finance et qui la contrôle. Il n’est pas question de participation dans ces conditions, on en reste à de la diffusion d’annonces (ce qui est important aussi, c’est ce qu’on appelle les services à la communauté). En fait, une vraie participation est assez rare, car elle demande des moyens et beaucoup de volonté.
C4 : Parle-t-on facilement de ces problèmes ?
Concernant la faiblesse de la participation dans certains médias communautaires, les professionnels du secteur le savent même s’ils font parfois semblant de l’ignorer. Par contre, je pense qu’on ne parle pas suffisamment des échecs rencontrés dans le domaine des médias pour la gestion des conflits. Certes, c’est un domaine de recherche assez récent. Mais il y a surtout un problème général des ONG : elles ne parlent pas volontiers de leurs échecs, et c’est compréhensible car elles doivent se « vendre » auprès des bailleurs des fonds. C’est dommage car un échec peut être aussi intéressant qu’un succès si on peut en tirer les leçons. Ca me fait penser à un autre problème concernant la perception des médias par de nombreux bailleurs de fonds et autres développeurs de projets. Ils continuent de voir la radio comme un outil de communication et d’information classique, un émetteur pour des récepteurs, alors qu’elle peut être un acteur de développement, parce qu’elle est bien placée pour faire caisse de résonance des questions qui traversent les communautés. On réduit encore trop les médias à un rôle d’outil de visibilité, c’est une vision publicitaire. Alors qu’ils peuvent aller beaucoup plus loin que ça. Je me souviens d’une campagne de clips vidéos que j’avais trouvée vraiment douteuse, réalisée par l’OIM (Organisation Internationale pour les Migrations) et diffusée dans les principaux pays d’émigration en Afrique. Elle montrait des clandestins et les conditions abominables de leur voyage et de leur accueil en Europe. Il s’agissait clairement de faire peur aux gens pour les dissuader de quitter leur pays. C’est le cas-type d’une utilisation des médias instrumentale, elle est malhonnête car elle oublie d’aborder les causes de la migration et les responsabilités des pays riches, et elle est inefficace car la solution, dans ce cas-ci, passe évidemment par un développement local. Ce genre de vision des médias est vraiment dommageable, mais on la retrouve chez beaucoup d’organisations, avec indicateurs et objectifs chiffrés à atteindre, type « ce message a atteint tant de millions de personnes ». Les ONG sont souvent évaluées là-dessus. Alors que dans la fiction il doit y avoir une dimension de fragilité, d’humanité… C’est le problème de «l’étude d’impact » : la fiction peut avoir une temporalité plus lente et un horizon beaucoup plus vaste que la simple information, mais cela la rend très difficile à évaluer.
C4 : Dans ce cas de fiction « pour la paix », on est souvent dans le post-conflit, c’est un temps long, il s’agit de panser les plaies, d’aider les gens à recommencer à vivre ensemble… Mais les médias peuvent aussi être une caisse de résonance pour le pire en temps de crise ! Existe-t-il des techniques de « journalisme pacifiste » pour temps de crise ?
Cela dépend toujours du contexte. Dans une situation de crise ouverte, il y a tout un ensemble de choses qu’un journaliste ne peut plus faire, et, oui, les médias peuvent faire beaucoup de mal. Souvent, les différents acteurs du conflit ne sont plus en contact: l’enjeu, pour un journaliste, est à mon avis de maintenir ce contact et se rendre compte de sa responsabilité. Le reste dépend du journaliste : s’en tenir aux faits, ou creuser jusqu’à trouver des zones d’intérêt commun. La position d’ «observateur » ne me convainc pas, je crois plutôt à un journaliste « acteur ». Les journalistes ont un rôle important dans le fait de proposer des voix alternatives, de ne pas se laisser coincer dans la radicalisation entre les
principaux protagonistes. La plupart des gens, dans un conflit, préfèreraient qu’il n’y ait pas de violence, qu’on trouve une solution durable le plus vite possible, et il est important de leur donner la parole. Il est possible de faire du journalisme de manière responsable, plutôt que de s’en tenir aux phrases-choc.