Expérimentations et propagandes

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« Où chercher le témoin pour lequel il n’est pas de témoin ? »
Maurice Blanchot, « Le dernier à parler »

La radio fait partie de ces inventions qui ont profondément modifié notre univers quotidien. Fruit des recherches convergentes de physiciens de plusieurs pays, cette invention cosmopolite n’a d’abord intéressé qu’une poignée de savants et d’artistes, avant d’éveiller des appétits militaires, puis politiques et enfin financiers et industriels. Des intérêts qui vont bientôt entrer en concurrence, creuset d’une « guerre des ondes » qui n’est pas près de s’éteindre. Réflexions autour de ce médium en compagnie de Jacques Foschia, musicien improvisateur et radioactif 1.

C’est durant l’entre-deux-guerres que la radio prend son essor, bouleversant à jamais la manière de transmettre les informations. « Ce changement de médium », explique J. Foschia, cette « révolution électromagnétique va générer des comportements nouveaux ». Nous sommes à une époque marquée par le monopole d’Etat (en Europe, car aux Etats-Unis, la radio est presque d’emblée une affaire commerciale) et par la « massification » naissante de la société. Après les savants, « les artistes sont les premiers à s’enthousiasmer pour le nouveau média », note-t-il. Comme le poète russe Vélimir Khlebnikov, pour qui la « radio du futur (…) forgera les chaînons ininterrompus de l’âme universelle et amalgamera l’humanité en un tout unique ». Telle une mère, cette radio doit être absolument sans faille, faute de « provoquer la pâmoison mentale du pays, une perte de conscience temporaire ». Ou comme les futuristes italiens Marinetti et Pino Masnata, pour qui les « grandes manifestations de la radio », qu’ils proposent d’appeler « la radia », se distinguent des modes de communication périmés que sont le théâtre (tué par le cinéma sonore), et le livre (coupable de la myopie de l’humanité). Leur « Manifesto futurista della Radia » (1933) participe au mouvement d’avant-guerre de recherche esthétique sur la radio, anticipant certaines analyses de Marshall McLuhan. Diverses expériences de radio futuristes seront tentées avant la Seconde Guerre mondiale, notamment à Liège, par le Groupe Moderne d’Art.

La radio, commente J. Foschia, est un spectacle imaginaire dont le message a un impact considérable. En même temps, c’est un spectacle dont l’auditeur n’est pas passif, il fait partie intégrante du processus. Dans le système électromagnétique, il y a une dimension corporelle, les relations sont beaucoup plus spatiales que dans les réseaux du type « internet », où les relations sont linéaires, de point à point. Cet aléatoire dû à la position (des corps), cet accidentel propre au medium, est un des aspects qu’ont tenté d’exploiter les futuristes. Au niveau physique, cela implique une dimension politique au sens étymologique : qu’est-ce qui se passe quand on se trouve dans un champ ?

Une constellation d’auditeurs

Des années 30 à l’essor de la télévision à la fin des années 50, la radio devient le premier élément d’information et premier moyen de divertissement en Europe. C’est l’âge d’or des pièces radiophoniques, musicales ou théâtrales, une vogue qu’illustre l’émission du jeune Orson Welles, « L’invasion de la Terre par les Martiens » (ou la Guerre des Mondes, d’après H.-G. Wells), restée célèbre pour la panique qui lui est associée mais qui n’a pourtant jamais eu lieu
2. Mais dès le départ, l’enthousiasme d’artistes comme Bertolt Brecht est comme rongé par un doute. « La technique », analyse-t-il, « a pu être, à une époque, suffisamment avancée pour produire la radio, alors que la société ne l’était pas encore assez pour l’accueillir. (…) On n’avait rien à dire », ajoutant surtout: « Simple appareil de distribution, elle ne fait que transmettre, il faut la transformer d’appareil de distribution en appareil de communication… Si elle savait non seulement émettre mais recevoir, non seulement faire écouter l’auditeur mais le faire parler, ne pas l’isoler mais le mettre en relation avec les autres… »

« Les artistes et les intellectuels, reprend J. Foschia, vont voir leur illusions s’envoler avec l’utilisation de la radio à des fins de propagande politique, dans l’Italie fasciste, la Russie soviétique ou l’Allemagne nazie, ou de propagande commerciale, comme aux Etats-Unis », où le matraquage publicitaire a pour assise théorique une nouvelle science du comportement, le behaviorisme. Radio Mille Collines (RTLM) restera sans doute à jamais le symbole de ce que la radio peut engendrer de pire. Durant l’été 1993, RTLM répand une propagande haineuse, créant un climat hostile propice au génocide. Trois associés de cette radio ont été condamnés par le TPI pour le Rwanda de génocide et d’incitation à la violence dans un procès nommé à juste titre « le procès des médias de la haine ». En Afrique, la radio est toujours un enjeu de pouvoir, et le spectre de la RTLM est parfois brandi par certaines autorités pour cadenasser le paysage radiophonique !

Pièce maîtresse de la guerre psychologique des Etats-Unis contre l’Empire du mal (qui avait alors le masque de l’Union soviétique), « La Voix de l’Amérique », organe officiel du gouvernement américain, et Radio Free Europe, création de la CIA, déversaient leur propagande pour les « valeurs occidentales » et leur hystérie anticommuniste dans la langue de l’ennemi et directement sur son territoire. Les ennemis d’Oncle Sam ont changé, aujourd’hui Radio Sawa, propose, dans le même esprit, de « fournir une information équilibrée aux jeunes Arabes » !

« Cette opposition des volumes était très tranchée », avance J.Foschia, « par exemple à l’époque de la guerre froide, avec tout ce jeu de brouillage de la radio de l’ennemi. Il faut se représenter ce combat, cet affrontement « en volumes », comme une sculpture. C’est cette tension, cet effort de qui cherche à capter un message, que l’on est en train de perdre avec le fonctionnement binaire du numérique. Il n’y a plus cette magie de la simultanéité, que même le streaming n’arrive pas à recréer ».

Avec amertume, il note que « quelques créateurs rament contre un courant qui circule en système fermé, tentant d’encore mettre en évidence que les ondes, c’est aussi du volume. C’est par exemple le travail d’un Tetsuo Kogawa au Japon, où les « micro-radios » 3, nées dans les années 70-80, constituent une réponse au caractère extrêmement strict du contrôle des ondes ». Et d’en appeler à un retour de la piraterie, car « on ne peut créer que tant qu’on ne dérange pas » : actions de brouillage du robinet publicitaire, neutralisation des émetteurs par des effets de fading…

Notes:

  1. De formation classique, Jacques Foschia développe depuis quelques années une approche particulière du médium radiophonique. Ses travaux témoignent de son intérêt pour les processus qui mettent en relation les phénomènes sonores dans une dynamique mobile et migratoire. Il anime une émission sur Panik, collabore à la webradio japonaise Kinesonuset et réalise des pièces sonores pour Silenceradio et pour l’Atelier de Création sonore radiophonique. Cf. « [Paysages sonores partagés->http://c4.agora.eu.org/spip.php?article1046] », C4, janvier 2007, p. 15, et www.brocantesonore.be
  2. Pierre Lagrange, « La guerre des mondes a-t-elle eu lieu ? », Robert Laffont, 2005.
  3. Tetsuo Kogawa organise des rencontres micro-radios, rassemblant sur des temps ponctuels des personnes activant des émetteurs radios de moins de 100 mWatt et élaborant collectivement des programmations éphémères : http://anarchy.k2.tku.ac.jp/

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