Qu’est-ce que c’est que ce sexe secret ? Un bazar, une babiole, un bayou des mystères ? Une babelutte, un babel de poche, une billevesée, un bibelot ? Un aboli bilboquet d’insanités sonores ? On dirait que chez Izoard les mots se télescopent comme des boules de billard : Bogues. Bègues, Borgnes, – Poulpes, papiers – Voix, vêtements, saccages.
Au fil des années, d’ailleurs, de savantes études l’ont montré, la syntaxe des poèmes s’est raréfiée. Les mots qui faisaient encore liaison dans les premiers recueils se sont progressivement effacés jusqu’à aboutir à une grammaire de la parataxe : Vertèbres. Verrières. Vertiges.
Les mots, donc, comme entités autonomes, que le poète rassemble sur le billard et qui s’entrechoquent, comme dans la fameuse rencontre que Lautréamont situe sur une table de dissection – si l’on veut bien faire l‘effort de passer d’un billard à un autre.
Izoard lui-même déclare souvent : il faut hisser les mots sur le pavois. Et souvent l’image a fait sourire le mauvais esprit que je suis parfois. Elle me fait penser au chef gaulois Abraracourcix, dans les aventures d’Astérix. Hissé sur son bouclier, il ne cesse d’en tomber, chaque fois que ses porteurs trébuchent ou se penchent. J’imagine ainsi les mots tombant de leur pavois et se pétant la figure.
Paf ! l’a chu, la belle idolée, comme l’aurait dit Norge.
Mais le poète Jacques Izoard est un porteur vaillant qui rarement choit ou vacille dans l’exercice de ses fonctions, même si nous sommes nombreux à l’avoir vu tituber, mais c’était le soir, au café, pas dans le secret de son bureau, là où il dispose les mots dans de grands cahiers sombres. Et s’il est une évidence, c’est que, posés sur leur socle au regard de tous, les mots acquièrent tout d’un coup une troublante sensualité et, comme l’acide citrique, suscitent un vif plaisir, de nature bien évidemment orale :
Deux roues dans l’eau ronde
Et le lin, l’épaule…
Le lien, la lie, l’haleine.
La bouche où dort le lac.
Un enfant me caresse
en l’honneur des noyades.
Hisse, dès lors, drapeaux et gouvernail
devant l’icône ou la toupie.
(« Village de Lin », in Corps, maisons, tumultes, 1990)
Les mots, il y en a beaucoup, et de toutes sortes. Un informateur indiscret, Michel Antaki, m’a remis un document qui émanait de la police de Liège. En dehors de l’exercice de ses fonctions, Jacques Izoard redevenu Jacques Delmotte, comme l’atteste le document en question, et peut-être un peu titubant, a prononcé des mots qui furent non pas hissés sur un pavois, mais fixés dans un PV.
« Vous me demandez si je me souviens des propos que j’ai tenus envers les policiers. Je me souviens vaguement leur avoir dit qu’ils ne me faisaient pas peur. Il est possible que je les aie traités d’enfoirés, mais je ne me souviens pas.
Vous me lisez les insultes que j’ai lancées à la tête de vos collègues, soit :
–sales cons, espèces d’imbéciles
–vous emmerdez les gens, vous n’avez rien d’autre à foutre
–Rambo.
Il est exact que j’étais énervé et que j’ai pu tenir ces propos, et je le regrette amèrement. »
Je n’ai pas eu la possibilité de réaliser une étude comparative complète, mais je suis prêt à parier, un recueil contre dix PV, qu’on ne retrouve dans les poèmes, ni tout à fait les mêmes mots, ni la même façon policée d’articuler sa syntaxe, en hiérarchisant les principales et les insubordonnées. Cependant, si l’on veut bien s’attarder un moment sur ce document que j’ai cité et qui porte le numéro LA 188852, on y trouve, comme dans la poésie, beaucoup d’isotopies du corps, en particulier sur les registres scatologique (enfoiré, emmerdez) ou sexuel (con et foutre). Le corps lui-même est nommé, mais de façon morcelée, fragmentaire : on lance des insultes à la tête des agents, bien qu’elles visent le corps de police dans son ensemble.
Le corps, c’est la grande affaire, on l’a dit et redit. Le corps et ses mille métamorphoses. Le corps gigogne, qui s’emboîte dans la chambre, qui s’emboîte dans la maison, laquelle se trouve être une autre
sorte de corps dont les membres disjoints se perdent dans l’espace du jardin, où une grenade contient un grenier qu’elle fait exploser.
Le corps et son double dormeur. Dormir sept ans. La maison des cent dormeurs.
Le sommeil étreint le poème
En un bruit d’ailes et de cris
Et les rêves se débattent !
Et les mots demandent grâce !
Quelle brume inonde les deux corps garrottés ?
Le bleu des jeux perdus se répand dans la chambre.
Quand le jour viendra,
Je percerai l’oreille
Des lingères, des intrus
(Corps, maisons, tumultes, 1990, p. 81)
Il m’est arrivé de penser à Hamlet en lisant Izoard :
Mourir, dormir,
Rien de plus et par un sommeil dire : nous mettons fin
Aux souffrances du cœur et aux mille chocs naturels
Dont hérite la chair ; c’est une dissolution
Ardemment désirable. Mourir, dormir
Dormir, rêver peut-être (…)
To die, to sleep
Perchance to dream (…)
(Hamlet, acte III, scène 1)
S’il fallait convaincre les philologues du fait que Jacques Izoard a vraisemblablement écrit certains passages de Shakespeare, j’apporterais pour preuve une photographie que le poète m’a un jour envoyée en guise de carte de nouvel an : on le voit poser à côté d’un crâne, et sa ressemblance avec Hamlet est criante, dès qu’on ôte les lunettes.
La mort aussi est une grande affaire. C’est pour cela qu’Odradek, comme le désir, « est extraordinairement mobile et ne se laisse pas attraper ». Tant qu’au lézard repoussera la queue, tant qu’au poème repousseront les mots, le corps qui écrit continuera de participer à la création de la vie. Mais
Quand les lézards auront fini
D’effacer les chemins,
Tu pourras leur dire :
« Tout n’est que poussière ! ».
Il a le sens de la plaisanterie, Jacques Izoard. J’espère qu’il le conservera longtemps malgré les discours, les hommages et les œuvres presque complètes.
Et le sexe secret, me direz-vous ? J’ai bien peur que vous ne deviez aller chercher tout ce que vous désiriez savoir à ce propos dans les textes, nulle part ailleurs. Comme dans Corps, maisons, tumultes, par exemple, où l’on trouve ce poème :
N’espère qu’un peu d’eau
celui qui parle à peine.
Et la main pourra toucher
outils de petite maison,
corps de garçon en nage.
L’été n’existe pas.
La bouche, le trou noir,
l’abîme et la détresse.
L’obscur juillet brûle
ce que tu ne dis pas.
(Corps, maisons, tumultes, 1990, p. 59)