Peu importe le sujet du moment qu’il y ait la discussion. Même si certains sujets délient encore plus les langues que d’autres. “Le quartier”, par exemple. Il règne sur Saint-Léonard une sorte de mythologie de Casbah qui propage une foule de légendes et de rumeurs, consacre des séries de personnages “typiques” et autant de figures “incontournables”. Et une infinité de meilleurs guides possibles…
Saint-Léonard ne saurait se raconter que par fragments et dans la cacophonie. S’il se dépeint, c’est comme un puzzle verbal qu’on n’aura jamais fini. Un Puzzle dont voici quelques pièces pas plus maîtresses que d’autres…
Traîté de Philosophie Morale (Tome 1)
Bon, qu’on se comprenne, ici, t’es à Saint-Léonard! Et ça veut dire qu’exagérer, c’est pas forcément mentir… Etienne, faisant oeuvre de pédagogie.
Les coteaux de la citadelle
Depuis la première partie de la rue Vivegnis, tu peux entrendre bêler les moutons. Il paraît même que le berger fait de la ricotta – mais bon, j’en n’ai jamais mangé… Non, les Côteaux de la Citadelle, ça reste quand-même quelque chose d’exceptionnel: 86 hectares de campagne en plein centre de la ville! Où t’as déjà vu ça? Autre chose que ces couillonnades de “la ferme en ville” – avec des chevaux qui chient sur le boulevard d’Avroy!
Quand t’habites à Saint-Léonard, les côteaux, c’est un peu ton jardin – ta maison de campagne. Ça n’a rien à voir avec un parc, c’est pas de la nature en bocal. D’ailleurs à chaque fois que je vois des gens prendre le soleil dans le jardin Botanique ou à la Boverie, je ne peux pas m’empêcher de me marrer : les pauvres!. Thierry, en pleine randonnée.
Ce qui est étonnant c’est l’état de préservation du site. Faut reconnaître qu’il reste bizarrement peu fréquenté parce que très méconnu. Bon, c’est pas plus mal! D’ailleurs je me demande si on a intérêt à en parler dans la presse… parce que là, c’est vraiment peinard : tu viens, tu te fait un barbec’, tu passes ton aprem… cet été, j’me demande si je vais pas venir camper, ça me ferait des vacances (pas chères). Etienne, en train de griller des merguez.
Urbanisme, immobilier et spéculation
Le quai Saint-Léonard, c’est aussi convivial qu’une autoroute! Franchement, quelle grande idée ce machin à 4 bandes avec un beau mur de buildings – histoire de bien casser la perspective. Les mecs qui ont imaginé ça devaient avoir la haine contre les habitants du quartiers pour leur infliger un truc pareil!
En plus, on m’a raconté qu’à l’époque, leur idée, c’était de faire arriver l’autoroute d’Anvers là où y a l’Esplanade. Non mais est-ce que tu te rends compte les malades mentaux? Parait qu’ils ont du renoncer parce qu’il n’y avait plus de tune. Parce que c’est pas tout d’avoir du pognon, si t’as des goûts de chiotte, le carnage est bien plus grand que si t’étais resté pauvre… Jean-Marie, en mangeant une glace.
J’ai vécu plus de 25 ans un peu partout dans le quartier – ça va, j’ai donné. On peut me parler de l’ambiance, de la vie culturelle, du métissage ou de la chaleur humaine, moi ce que je sais, c’est qu’on n’avait que dalle et que chaque année, on se faisait quand-même cambrioler. Y’a même une fois – pathétique – un type que je connaissais – j’étais en primaire avec lui – sonne à la porte et me demande si j’ai pas un tournevis. bin, je le lui prête. Le lendemain, j’apprends que mon voisin s’est fait ratisser (on a forcé la fenêtre) et le surlendemain, on se fait casser à notre tour. et qu’est-ce qu’on trouve au pied de la fenêtre : le tournevis que j’avais filé à mon “pote”… Alors je ne veux plus rien savoir, maintenant, je vis à la campagne : j’ai pas envie de sortir de chez moi et de tomber sur deux tox en train de jouer de la seringue et de devoir expliquer ce qu’ils foutent à ma fille de 7 ans! Alors si tu me dis que le quartier commence à prendre de la valeur point de vue immobilier et bien je te réponds que ça
m’étonnerait beaucoup. Mais bon, si c’est vrai tant mieux, parce que j’y ai quand-même acheté une maison que je loue en ce monent à des potes… Jean, à l’heure du thé.
ONG
Tu habites à Saint-Léonard? Et ça va? Non, je veux dire, c’est un quartier difficile – quand-même. J’ai travaillé pendant un an avec là-bas avec des gens d’ATD Quart-monde : y avait vraiment beaucoup de pauvres, c’était terrible, toute cette misère! Est-ce qu’il y en a toujours autant? Sophie, dans un cocktaîl.
Exercices d’Économie Politique.
Si tu te balades dans le quartier et que tu ouvres les yeux, tu remarques qu’il reste encore plein de hangars ou d’ateliers. Saint-Léonard était un quartier ouvrier avec plein de manufactures de taille moyenne : on y habitait et on y bossait. Aujourd’hui, je crois qu’un des principaux biz’, dans le quartier, c’est le socio-cu. Je ne connais pas les chiffres mais je crois que la concentration d’assoc au m2 doit s’approcher d’un record. C’est vrai que le quartier est grand et très peuplé. Puis que les loyers sont encore abordables et qu’il y encore un peu d’espace. Et puis, c’est vrai qu’il y a une dynamique. Du coup, ces dernières décennies, la composition de la population a pas mal muté : on retrouve beaucoup de spécimens de cette nouvelle classe de travailleurs socio-artistico-cultureux. Vu les conditions de travail dans le secteur associatif, ça reste des pauvres – mais on est loin de l’image du prolo d’autrefois. Mimi, appuyée contre le comptoir.
Je ne veux pas que mon nom apparaisse et je ne te donnerai aucun nom parce qu’on finira sans doute par comprendre que c’est moi qui ai parlé. Et j’ai pas envie de me faire black lister… Ce que je veux dire, c’est que ouais, Saint-Léonard, point de vue culturel, associatif et tout, c’est riche, c’est vrai. Mais c’est surtout un territoire miné, découpé, contrôlé. Le royaume d’une foule de petits chefs de bande qui dirigent leur biz’ d’une main de fer. Et puis c’est aussi une fameuse porte ouverte à une série de délires sur le peuple, les couches populaires et les classes défavorisées… Anonyme en apparté.
Écoute mon gars, c’est pas très dur à comprendre : à Saint-Léonard, c’est vrai, il se passe plein de trucs. Alors, c’est quoi la matière première qu’il faut pour tout ces trucs? Bin, je vais te le dire : c’est le public. Alors, la guerre, ici, on ne va pas la faire pour le contrôle du pétrole, parce que à ce que je sache, il n’y en a pas, mais on va la faire pour garder la main mise sur le public (qui devient aussi rate que le pétrole). René en collant des affiches.
Eh, moi, je te le dis, les gens ne le voient pas, les gens ne veulent pas le voir – parce qu’on fait tout pour ne pas le voir – mais ici, crois-moi, y a tout un quartier qui est chaud bouillant. Y a tout un quartier qui est prêt : tout ce qu’il faudrait, c’est une étincelle. Et puis il faudrait aussi trouver la mèche, bon, t’as raison. Mais quand-même, moi, je le sais : y tout un quartier en insurection! Au quotidien, y a des tas de gens qui vivent dans l’anarchie, l’autogestion et qui tentent des trucs dans les marges. À Saint-Léonard, y a comme un monde parallèle… Jack, en roulant un pétard.
Population
Tu le sais, toi, que Reynders habite à Saint-Léonard? Il habite en Jonruelle, ce salopard Juste à côté du CP-CR – sale enfoiré! Enfin, pas tout de suite à côté, quelques maisons plus loin… je dis ça parce qu’on croyait que c’était la propriété avec une grande grille, tu vois? Alors, une fois, on y a balancé un poteau de signalisation – en signe de protestation, si tu veux. Puis après, les mecs du CP-CR nous on dit d’arrêter nos connerie d’autant que la baraque à Reynders, c’était pas celle-là mais la grosse maison de maître à côté – salaud de bourge. René toujours en colère.
Ici, tu te fais 4 continents en 200 mètres! Mais non je n’exagère pas : t’as ces espèces de buvettes africaines, puis t’as les Chiliens et t’arrive dans le super souk de
l’épicier marocain. À côté on a l’Italienne et puis y a les bistrots espagnols et portuguais. Puis t’as les markets turcs et celui du Kurde et du Zoroastre – ouais, t’emballe pas, je suis pas un ignorant, je le sais que ça c’est une religion, pas une nationalité… Enfin voilà, tout ça pour te dire qu’on parle je ne sais combien de langues et je ne te parle même pas des styles vestimentaires ou de la bouffe. Nouredine, achetant des beurek.
T’as déjà vu la bande de Pakistanais qui se fait des parties de cricket sur l’esplanade? Faut voir ça si tu cherche’ des trucs typiques du quartier… Soha, dans un night-shop.
On trouve de tout à Saint-Léonard. Franchement. Et de 8h à 20h, 7 jours sur 7. Si y a un truc que tu peux pas trouver point de vue bouffe dans le quartier, c’est qu’on ne le vend pas en Belgique. Bon, ok, y’a pas de caviar ou de homard, d’accord, c’est vrai. Mais moi, je te parle pas de ce genre de trucs-là : tape-à-l’oeil, fricky-chic et tout. Non, je te parle d’ingrédients de base, je sais pas moi : légumes, fruits, épices… la base, ce que tu combines dans la cuisine de tous les jours – la seule qui soit vraie quoi. Tiens, y’a même une poissonnerie! T’imagines ça? Partout, les poissonneries ferment et ici, il en ouvre! tu comprends la dynamique… Comment? Elle a déjà fermé?
Bin, ça aussi, c’est le quartier, y a toujours du mouvement (always on the run) : des mecs tentent des trucs puis parfois ça marche pas… c’est comme le boucher algérien, il était bien lui… bin, c’est fermé maintenant! je crois que le vol de la machine à rôtir les poulets y est pas pour rien non plus. T’imagines que des mecs sont venu lui taxter la rôtissoire qui restait dehors toute la nuit? Tu me diras : c’est pas malin de laisser un truc comme ça dehors… mais la machine faisait preque une tonne! Qu’est-ce qu’il faut nin faire pour piquer un bazar pareil? Bin, tu vois, ça aussi c’est Saint-Léonard : y a du génie et de l’esprit d’entreprise à tous les niveaux… Charles, à l’arrêt de bus.
Et t’as fait des interviews des barakis belges qui votent FN – parce que c’est ça aussi “le quartier”! Philippe, en peignant ses fenêtres.
Cinéma
On croit toujours que le cinéma s’inspire de la réalité. C’est un peu ça le truc des Dardenne. Mais ça ne marche pas du tout comme ça! Je veux dire, en fait, ce qui se passe, c’est exactement l’inverse : c’est la réalité qui s’inspire du cinéma. Tu peux pas t’imaginer comment un film comme Scarface a pu construire la vie du quartier. Ernest, à la vidéothèque.
Ce que je peux te dire c’est que V. était un gars que je trouvais très gentil étant petit. Souvent collé à J. (les deux avaient des parents cafetiers, ça doit réunir). Il était déjà taré (dans le sens où il avait pas peur de se prendre une gamelle d’enfer), c’est vrai, mais beaucoup moins malhonnête queJ. Au final, J. a réussi dans les affaires et peut-être un jour dans la politique et V. est mort pourchassé par les flics. Morale: c’est pas les sentiments qui comptent, c’est l’intelligence. Alphonse, à la pause cigarette.
Historique.
Je suis de Saint-Léonard depuis toujours : depuis que je suis né y a 35 ans, j’habite chez mes parents sur ce qui est devenu “l’esplanade Saint-Léonard”. Mais je me rappelle encore l’époque de la prison : j’étais gamin et j’habitais juste en face! c’était quelque chose, faut me croire! J’ai vu une des dernières mutineries : les mecs étaient sur les toits et tenaient des rats en main, ils les montraient aux gens qui étaient en-bas en hurlant. À l’époque, les conditions d’hygiène, c’était pas ça… Carmelo, sortant les poubelles.
J’ai fait l’école d’hôtellerie alors j’ai commencé à bosser à 13 ans, les week-end. C’est comme ça que je suis vraiment arrivé dans la quartier – direct dans la cuisine d’un des bistrots de la place. Je te dis pas l’ambiance : Scorcese mais en plus détendu. Attention! Pas de gros mots dans le genre “système mafieux” ou “organisation
criminelle”. Moi, je dirais débrouille, business en temps difficiles. Ça magouillait mais dans une ambiance bon enfant – sans vice. Ça éludait les taxes sur les alcools, ça faisait dans l’import-export de marchandises plus ou moins louches. Et c’était un des principaux quartiers généraux des flics du commissariat de Saint-Léonard!
J’ai bossé là 6 ans – je crois que j’ai appris pas mal de choses qui me servent encore aujourd’hui dans mon travail… Salvatore, en jouant au bingo.
Le dimanche, nos parents faisaient la “Tournée des Grand-Ducs” : entre Ferronstrée et Saint-Léonard, à l’époque, il devait y avoir preque une dizaine de bistros ou restos espagnols. C’était le paradis : les adultes étaient pétés à force de descendre des martini, des anisettes et des cognacs et nous, on courait partout! Et personne pour aller dire “fais pas ça”, vient ici”, “où tu vas?”. Le paradis, je te dis! Et remarque qu’il ne nous est jamais rien arrivé. Enfin presque rien, des broutilles : Claudio, le fils du boucher, était tombé du toit du parking et s’était cassé la jambe… mais bon, vu la horde de sauvages qu’on était, c’est que dalle! On pourrait plus imaginer ça aujourd’hui : tout le monde est trop flippé – mais bon, c’est normal aussi… Alphonse, surveillant ses gosses sur la place Vieille Montagne.
La Baraque (in memoriam)
Y a pas mal de trucs plus ou moins clando dans la quartier – restos, bars ou troquets pas forcément officiels — t’en a quelques-uns quand-même. Le plus fameux, c’était “la Baraque” – sur la place Vivegnis. Mais je crois qu’à la fin, c’était devenu une asbl. Sarah, promenant son chien
La Baraque, c’était un fameux boui-boui! Le “vrai” nom du truc, c’était le “Cercle Molisano” – ça avait été fondé par quelques Italiens qui venaient de la région du Molise. Ils avaient monté une cahute avec tout un foutoir de récup’ – des punks, si tu veux! Puis ils avaient mis un jeu de boule et un figuier – les vacances quoi! Et faut voir la situation aussi : juste devant la gare Saint-Léonard (où descendaient les immigrés qui arrivaient à Liège), juste derrière les bureaux du charbonnage (où on payait les mineurs) et juste à côté de la brasserie Haecht (où ils allaient convertir “en liquide” une partie de leur pognon)… Victor, en bricolant sa camionette.
Un vendredi soir en rentrant, on tombe sur toute une armada de flicaille Place Vivegnis – des combis, la brigade cannine et tout le bataclan. Z’avaient plombé sur la Baraque. Paraît qu’ils étaient venus pour “la drogue”. Et z’ont rien trouvé – ou presque. Quelques jours plus tard, c’est les pompiers qui sont arrivés! Et là, bon, t’imagines bien que le brol n’était pas agréé Vincotte… Georges, entre 2 coups de fils.
Mais cette histoire de la Baraque, c’est clair! On voit bien ce qu’ils veulent faire du quartier! Ils veulent mettre des incubateurs de PME-machin derrière la brasserie et puis des logements pour bobos sur la place Vivegnis et puis des promenades sur les Côteaux pour les touristes hollandais. Bon, alors, ils z’allaient nin laisser un bouge autogéré par des loosers en plein milieu! Tu comprends? Comment des preuves? Arrgh! M’enfin! Qu’est-ce qu’il vous faut encore? Putain mais vous ne voyez rien ou quoi? Robert, buvant trop de café.
Écologie
Tu vis bien à Saint-Léonard. t’as tout à proximité, tu fais tout à pied ou en bexon. Y a juste un truc, j’en peux plus : les merdes de klebs! Ça, c’est exagéré! Y’a de ça 2 ans, je revenais de la ville avec plein de paquets – les cadeaux de Noël. J’étais crevée. Rue Vivegnis, sur le trottoir, je dérape… j’avais une tajine toute neuve en main alors j’essaye de la sauver : et je m’explose le coxys sur les pavés! J’avais glissé sur un stron de klébard – et puis j’avais atteri dedans! Non seulement j’avais la haine mais en plus j’avais un mal… mais un mal de chien bordel! A. arrosant les plantes de son balcon.
Traîté de philosophie morale (Tome 2)
On est à peu près sur que
Nietzsche n’est jamais venu à Saint-Léonard. Mais on sait qu’il adorait un proverbe piemontais qui colle parfaitement au quartier. Un truc qui dit : “se non è vero, è ben trovato”(1). Jean-Claude, reprenant un second café “corrigé”.
(En guise de) conclusion :
Mais qui t’a raconté ça? Bin ouais mais avec celui-là, faut pas tout prendre au 1er degré! Lui c’est la fanfare : ça fait beaucoup de bruit mais ça joue pas toujours juste. S. incognito.
Celle-là, elle parle, elle parle et puis elle explique ceci et puis cela… “dans la quartier gnigni, dans le quartier gnagna”… elle est même pas du quartier! Ça doit pas faire 20 ans qu’elle est là! Et encore, je crois qu’à un moment, elle a dû habiter rue Saint-Thomas : et, ça, c’est Hors-Château! Claudine, brossant devant sa porte.