Ils ont été chassés du métro. Ils gênaient les salarymen navetteurs. Ceux-ci ont bien le droit, leur labeur terminé, de pouvoir écouter le délicieux roulis des rames sans être perturbés par un de ces parasites basanés qui torturent les cordes d’un instrument aussi indigent que primitif. Les musiciens de rue ont maintenant maille à partir avec les édiles communaux. La musique, on le sait, est un bruit qui coûte cher, aussi les musiciens qui ne suivent pas la partition de la symphonie automobile urbaine devront dorénavant passer un examen mensuel dans le but d’obtenir l’autorisation de jouer. Selon la volonté du Conseil communal de la Ville de Bruxelles, ils devront désormais passer une épreuve devant un jury de « connaisseurs », qui entendent ainsi participer à une opération de redressement de la qualité des musiciens de rue de Bruxelles. Les étudiants du Conservatoire sont bien entendu dispensés. En particulier les joueuses de flûte à gros poumons, dont les talents avaient déjà su charmer les responsables de la STIB, véritables arbitres des élégances musicales. Des esprits chagrins comme la conseillère de la Ville de Bruxelles Open VLD Els Ampe font remarquer qu’« il n’existe actuellement pas beaucoup de problèmes. [Elle] n’aime pas ce genre de mesures excessives. De nos jours, on a quasiment besoin d’une autorisation écrite pour aller aux toilettes », persifle-t-elle [1]. Le Conseil y réfléchit.
« Il importe de s’assurer du degré de talent que les musiciens de cette catégorie pourraient posséder, afin d’avoir la certitude qu’ils sont à même de subvenir à leur existence, car il arrive trop souvent qu’il y en ait parmi eux qui se prévalent de la qualité de musicien pour déguiser leur véritable état de mendiant. » C’est en ces termes que s’exprimait l’administrateur de la Sûreté publique au bourgmestre de Bruxelles… en 1839. Car la traque des musiciens de rue ne date pas d’hier, et les autorités d’aujourd’hui semblent puiser leur inspiration dans les dispositions de leurs aînés. Les administrations communales du XIXe déjà, avaient cherché (et trouvé) des mesures susceptibles de limiter les activités considérées comme nuisibles. C’est à ces précurseurs que l’on doit l’ingénieuse trouvaille de l’« autorisation préalable » pour les gêneurs de la voie publique (officiellement, il s’agissait de veiller à la libre circulation dans les rues). Cela concernait notamment les musiciens ambulants et les colporteurs, dont le commerce se voyait conditionné à une permission délivrée par le bourgmestre. Si ces règlements ont été attaqués en justice au nom de la liberté de commerce, bien peu de recours ont pu aboutir [2]. En 1982 encore, un chanteur qui s’accompagnait à l’orgue de Barbarie, est allé jusqu’au procès. Pris sur la voie publique avec le chapeau devant lui, il fut condamné à 10 francs belges d’amende avec un an de sursis pour avoir joué sans autorisation du bourgmestre…
La rue est (presque) à tout le monde
Si l’amalgame entre pauvreté, criminalité et animation des rues n’a guère évolué (dans les catégories de l’entendement politicien, du moins), le folklore des rue, lui, a bien changé. La clarinette des Balkans a succédé à l’orgue de Barbarie, le digne héritier du XIXe, qu’on voit parfois encore, le dimanche, se balader entre les marchés des quartiers chics de la seconde couronne. Les flûtes de pan des Péruviens déguisés en Cherokee ont remplacé, sur la place de la Monnaie, les violoneux aux feutres mous, qui jetaient dans le caniveau leurs palmes du conservatoire. Les couloirs de la Gare centrale, de plus en plus pestilentiels, sont délaissés au profit d’un regroupement sur les lieux touristiques autour de la Grand Place. Certains sont «musicus non gratus », comme les galeries Saint-Hubert, les cafetiers et restaurateurs les tolèrent de moins en moins sur leurs terrasses, où ils leur préfèrent la guimauve insipide de radio Contact.
C’est que jouer les musiciens de rue paie parfois la mansarde ou le litron de rouge. Bien sûr, les
talents musicaux sont très inégalement répartis dans la corporation des saltimbanques. Et on ne niera pas qu’il en est d’indélicat, comme le mime immobile de la rue de l’Etuve, près du Menneke Pis, dont l’arnaque était apparemment bien rôdée [3]. De là à jeter l’opprobre sur tous les artistes du trottoir et à considérer l’animation qu’ils mettent dans les rues comme une nuisance, il y a plus qu’un pas. Qu’ont pourtant allègrement franchi les responsables locaux, en normalisant les comportements sur la voie publique, dont on veut gommer toute tache de pauvreté ou de « gêne » sociale. Le plus ulcérant, c’est de constater que ces politiques racistes (on a bien compris quels musiciens de rue étaient visés par ces mesures) se mettent en place sous couvert d’amélioration de la qualité musicale. Comme si c’était là un souci politique…
On est moins mélomane à Schaerbeek, où le nouveau règlement sanctionnant les comportements inciviques prévoit bien de poursuivre les sonos hurlantes dans les voitures « tunées », sauf si vous êtes supporteurs de l’équipe nationale turque de football, qui étaient exemptés de cette interdiction durant l’«Euro». « Sanctionner, c’est le rôle de la justice », philosophe le bourgmestre (empoché) Bernard Clerfayt (MR-FDF). « Mais à Bruxelles, la justice a accumulé un tel retard qu’elle n’est plus tout à fait rendue. Et nous devons suppléer. Ce n’est pas une situation idéale. C’est un nouveau mécanisme ». Tremblez, mécréants, fumeurs, buveurs, malbaiseurs, musiciens manchots, la justice communale va bientôt s’abattre sur vous.
Chants de musiciens du métro (Stib)
Il est interdit de chanter dans l’métro,
nous sommes enchantés, car il n’y a plus
toutes ces saletés, tous ces intrus
qui nuisent à mon boulot-dodo.
Ils ont enfin fini d’jouer
dans cette belle forêt enchiantée,
où tous ces elfes, ces farfadets,
nous empêchaient d’téléphoner.
Ils sont bien là où ils sont,
je n’sais pas où, pas dans ma rue,
c’est bien fait pour ces sangsues
qui m’demandaient tout mon pognon.
Ils ont qu’à bosser, ces trublions,
au lieu de faire de la musique,
ce sous-métier pathétique
que je n’admets qu’dans mon salon.
Refrain
Il n’y eu point d’débat d’idée,
pas d’arguments, pas de constat
et c’est fort
bien comme ça.
La Stib est
une affaire privée
Pour le confort d’tous les clients,
le silence c’est important.
Moi j’ai un film à regarder
sur ma personnelle télé.
Chacun pour soi, et tous pour moi
mon jéésséme, mon aimepétroi.
Quel univers magnifique,
bercé de notes électroniques.
Ca tombe un jour, ça vient du ciel.
En bon apôtre je m’émerveille
que ces mesures si naturelles
libèrent mes sensibles oreilles.
Plus de morpions, plus d’saltimbanques
avec leurs gueules de pas-d’chez-nous.
Qu’on m’laisse tranquille, moi je m’en fous,
mes sous bien gardés à la banque.