Le Tribunal des Grands Chiens

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Une étude récente permet de comparer les différents instruments juridiques dont se sont dotées les communes bruxelloises en matière de « nuisances » [1]. C’est l’occasion de se rappeler que toute une série de comportements apparemment anodins sont interdits sur la voie publique. Ainsi, les dispositions concernant le carnaval ont récemment été étendues au port de la burqa, assimilée à un travestissement. Si vous pensiez pouvoir aller à la banque retirer vos économies en Bozo le clown ou avec un masque de Mickey, sachez que c’est interdit en dehors des jours légaux de carnaval, sous le motif de ne pas entraver l’identification des citoyens par les « autorités » compétentes. Les braqueurs aussi ont commencé petit, et ils arrivent qu’ils commettent leurs méfaits déguisés en Caliméro.

Cracher en rue nuit à la démocratie

Les débordements suscités par les festivités liées à l’anniversaire de l’Expo 58 ont ainsi donné lieu à un salubre rappel à l’ordre. Fin avril, une excellence communautaire s’en est pris au « Pavillon du Bonheur », que les schieven architecten du collectif V+ ont conçu à l’aide de 33000 casiers de bières belges. « Associer l’idée de bonheur avec les casiers d’une marque de pils bien connue va à l’encontre de la politique de prévention en Communauté Française en matière de consommation d’alcool », explique la ministre Catherine Fonck [2]. Que cette même marque de bière bombarde le public de milliers de messages publicitaires par jour n’est évidemment pas du ressort de cette bienveillante politique de prévention. «L’alcoolisme frappe surtout une population précarisée, en détresse, frappée par la misère, le chômage… Rien à voir avec le bonheur, au contraire ! » Rien à voir, en effet. D’où les mesures qui ont lancé la chasse aux buveurs d’alcool (pauvres) en rue [3]. Des mesures qui font sans doute râler les partisans du vice, heureusement peu nombreux – au rang desquels il faut hélas ! compter les ligues des droits de l’homme, voire le Conseil d’Etat, qui juge la notion de «nuisance », inscrite dans la nouvelle loi communale à côté de celle d’« ordre public », trop floue. Mais ces protestations mal organisées, aussi déplacées que des obscénités à un dîner d’évêques, laisseront de marbre le père de famille flexible et l’inventif marchand de morue séchée.

Honnête citoyen, prends garde ! Des hordes de mendiants agressifs descendent sur la ville. C’est pourquoi la conseillère MR Marion Lemesre, jamais à court de propositions démagogiques, entend renforcer les dispositions, déjà fort peu sociales, concernant la mendicité et le vagabondage. En 1995 déjà, l’ex-bourgmestre libéral de la Ville de Bruxelles François-Xavier de Donnea, avait inséré dans le règlement de police une règle d’interdiction de la mendicité. La mesure avait été cassée par le Conseil d’État au motif que la mendicité n’était ni interdite, ni sanctionnée par la loi. Mais les dispositions supprimées des codes civils reviennent quelquefois par la fenêtre communale [4]. Il s’agit cette fois d’« enrayer l’industrie de la mendicité génératrice d’insécurité », d’après les déclarations des philanthropes à la main invisible mais parfois bien lourde. Qu’importe que vous soyez pauvre, restez courtois et n’importunez pas les passants. Fini, cette nonchalance, ces airs hagards, cette allure dépenaillée, l’Administration veille. Les sanctions administratives concernant les « abris mobiles et roulottes » feront avaler des couleuvres à ces gitans qui ont le front de vouloir nous imposer leur présence disgracieuse.

Et mieux vaut avaler ses glaires si l’on ne souhaite pas enrichir le trésor communal de 250 €. Et faire un nœud dans son ouistiti – question de vocabulaire, en Belgique uriner en rue, c’est une nuisance, en France, une incivilité. La loi ne dit pas s’il faut appeler « nuisible » l’auteur de tels faits, comme on parle d’«organisme nuisible » en biologie. Mais les dossiers des pisseurs ont reçu le label officiel de « Manneken-Pis », c’est dire le degré de
sérieux où les prend l’Administration. Bientôt sans doute le Législateur entreprendra un examen sérieux de la proposition de Laurent d’Ursel, qui entend réprimer, non tant l’ivresse que la bêtise sur la voie publique [5]. En attendant, les dispositions relatives aux « mictions sauvages » et aux crachats, rappelleront que les plus élémentaires règles de bienséance ne sont pas faites pour les chiens.

Quant à votre fidèle compagnon, peut-être vaudrait-il mieux l’abattre, tant son facteur de nuisance est élevé. Non seulement il aboie (nuisance sonore) et peut mordre votre petite voisine (coups et blessures volontaires : infraction mixte décriminalisée lourde), mais il pollue les rues de ses défécations répétées (infraction à la propreté publique), ce qui met les riverains en contravention avec leur obligation de nettoyer le trottoir, et surtout porte atteinte à la sécurité : en glissant dessus, votre vieille voisine Léontine pourrait se casser le col du fémur. C’est pourquoi le législateur, avant tout soucieux de préserver notre environnement par des mesures audacieuses, a prévu pour votre bien certaines dispositions. Afin de lutter contre « la divagation des animaux féroces », obligation était déjà faite de «pucer » son chien et son chat (dont on sous-estime trop la dangerosité, son mépris de nos lois étant pourtant légendaire), en attendant que cette mesure soit étendue aux populations d’humains malades, sans-abri, illégaux, chômeurs et autres récalcitrants. Il y aura désormais un casier pour chiens délinquants – la pose d’un bracelet électronique pour ceux qui auraient fait l’objet d’une mesure probatoire qui les libère d’un chenil pénitentiaire semble toutefois poser des problèmes techniques.

Sous l’Ancien Régime, le Tribunal des Grands Chiens traitait de délits de chasse en forêt. La chasse est désormais totalement interdite en région bruxelloise. Et le chien ne pouvant plus vraiment être considéré comme un être naturel, mais plutôt comme un artefact destiné à consoler la solitude des personnes âgées, il sera désormais interdit de le laisser courir, même en forêt. Les laisses à enrouleur ne peuvent en aucun cas constituer un compromis : la police veillera à faire respecter son interdiction totale. Cette disposition de salubrité nationale ne doit cependant pas aller jusqu’à en interdire la vente, car les lois du commerce ont leurs logiques propres, qu’il s’agit, contrairement à vos nuisibles sac à puces, de ne pas entraver. Et puisqu’on parle de sac, il faudra désormais à toute heure du jour ou de la nuit pouvoir montrer aux autorités compétentes en la matière, si l’on peut dire, le sac à déjection dûment homologué avec lequel vous comptez ramasser les nuisances de votre animal. Dans certaines communes, il doit être noué sur la laisse. L’étape suivante, ce sera qu’il devra être accroché à la boutonnière du maître. Des dispositions similaires concernant le port du préservatif sont à l’étude : tout couple manifeste (signalé par la tenue de main ou les petits bisous sur la voie publique) constitué d’adultes consentants non-mariés sera tenu d’exhiber le moyen de protection anti-MST qu’il aura choisi dans la liste publiée au Moniteur par le SPF (ex-Ministère) Santé publique. Les capotes portées sur la tête en guise de couvre-chef ne seront pas autorisées, car contrevenant aux dispositions carnavalesques évoquées plus haut.

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