“Musique”, “Idéologie” : s’entendre sur les mots…
Pour “la musique”, on voit assez facilement de quoi on parle. Encore que, pour certains, l’expérimental contemporain, la techno, le punk ou Sandra Kim ne méritent pas l’appellation de “musique”…
Etymologiquement, l’idéologie est “le discours sur les idées”. Le terme se répand au XIXème, en pleine époque scientiste et positiviste. Une définition courante actuelle tendrait à en faire un simple synonyme de “philosophie”, de “doctrine”, de “système de pensée” et/ou de “valeurs”. On pourrait ainsi définir l’idéologie comme un ensemble plus ou moins cohérent d’idées, de jugements, de comportements, qui justifie nos actions et constitue un “principe unique d’explication du réel” . Le terme peut alors s’appliquer à un individu, à un groupe, ou à une société.
Chez Marx, l’idéologie est le contraire de la science, sa vision est avant tout critique. L’idéologie est pour lui le système de pensée de la classe dominante, l’ensemble des mécanismes et systèmes de pensée par lesquels le capitalisme se justifie et se perpétue. Chez ses plus ou moins lointains héritiers, de l’Ecole de Francfort à Foucault et aux situationnistes, l’idéologie est omniprésente, et surtout subie. Elle passe par des mécanismes conscients et inconscients, directs ou cachés, ainsi que par des institutions qualifiées “d’appareils idéologiques” (l’école, l’armée…) qui maintiennent un ordre social injuste. La culture -dominante- n’échappe pas à la règle et s’avère aussi éminemment idéologique. Pour ces courants post-marxistes, il faut d’abord engager un combat libérateur pour s’émanciper de cette idéologie dominante.
Si l’idéologie est partout, tout le temps, et à notre insu, elle transparaît aussi dans la musique.
Musiques et paroles : la chanson aux origines
Depuis la nuit des temps, les manifestations musicales sont associées à des rites religieux ou initiatiques. Les sons des instruments de musique traditionnels ou les mélopées ont toujours été un moyen privilégié d’entrer en contact avec le(s) dieu(x), ou, à travers la transe, avec le monde des esprits. Dans toutes les cultures, la musique -même “primitive”- a toujours tenu un rôle important dans les grands moments de la vie, individuelle ou collective. Comme vecteur ou expression d’une culture donnée, on pourrait dire que la musique a toujours été liée aux idéologies. Mais ce serait faire preuve d’anachronisme. Plus tard, les grandes religions monothéistes et codifiées utiliseront massivement la musique, instrumentale, surtout vocale (du psaume aux sourates), pour faire passer leur message et leur morale.
C’est lorsqu’on associe musique et paroles, avec la chanson, que le lien avec la politique et les idéologies devient plus évident.
Dès les origines de la chanson française , ménestrels et troubadours traitaient des questions de leur temps et du rapport au pouvoir. Les “chansons de croisade” constituent un genre en soi au Moyen Age, et font oeuvre de propagande. On y invite le bon chrétien à partir en guerre contre les infidèles, lui promettant le paradis éternel… Il existe aussi des chants à plusieurs voix, sortes de débats autour d’un thème d’actualité, mais où la morale est toujours sauve. Citons aussi les “sirventes”, chansons politiques ou morales évoquant des faits de société ou des faits d’armes. Volontiers satirique, cette forme vire souvent à l’épopée guerrière, sans remettre en cause l’ordre social et moral de l’époque.
Bref, si la figure du fou du roi existe bel et bien, on peut se demander si elle n’est pas là avant tout pour rappeler la norme, à travers des chansons qui sont à la fois le reflet et l’instrument de l’idéologie -féodale- alors dominante…
Tout comme l’histoire de l’art en général, l’histoire de la musique “instrumentale” est jalonnée d’inombrables débats d’idées, en phase avec ceux qui traversent les sociétés. La “grande musique” n’est donc pas une bulle fermée aux questions “idéologiques” .
Si on considère que les
évolutions remarquables dans l’art et la musique se font surtout par transgressions de à la norme culturelle en vigueur, ces transgressions ont alors un caractère idéologique, directement ou par réaction.
Pour Adorno, musicien, philosophe et musicologue allemand du XXème siècle, l’idéologie imprègne l’oeuvre d’art principalement à travers sa forme. Il explique par exemple que l’irruption de la dissonance dans la musique moderne répond au caractère de plus en plus contradictoire du capitalisme moderne.
Le temps des grandes idéologies et des artistes engagés
Les 19 et 20ème siècles voient s’affronter les “grandes idéologies”. C’est le temps des intellectuels et des artistes engagés, le monde de la musique n’échappe pas aux grandes batailles d’idées. L’Etat lui-même cherche à utiliser la musique à des fins partisanes, exaltant nationalisme et/ou populisme.
Ainsi, dans l’Allemagne de la République de Weimar, on cherchait à faire émerger une musique « nouvelle», à la fois simple, naturelle et moderne, capable de toucher un large public. Que l’on pense aussi aux tentatives de récupération des oeuvres de Wagner , qu’elles soient de gauche, religieuses, ou de droite. A l’opposé, songeons aux tentatives soviétisantes de créer un art nouveau, libéré de ses oripeaux bourgeois…
Le cas de la France de l’entre-deux guerres est particulièrement révélateur. La culture y devient un véritable enjeu politique, notamment pour le Front populaire. Parmi les artistes sympathisants de gauche, certains musiciens s’engagent dans la recherche d’une culture populaire de qualité. Ils tentent de faire une musique “moderne mais non élitiste”, “simple, mais pas simpliste”. D’autres artistes lorgnent vers les fascismes montants qui ont aussi développé une esthétique propre, à partir du rejet d’une culture bourgeoise “dégénérée”… A côté de ces deux pôles, on trouve l’école des “non conformistes”, d’obédience chrétienne, et le groupe “Jeune France”, dont le compositeur Messiaen fait partie. Ceux-ci renvoient dos-à-dos les deux grands courants idéologiques et prônent une culture où la quête spirituelle supplanterait le politique.
A cette époque, le monde de la chanson à texte est lui aussi habité par les questions politiques. Que ce soit de façon explicite avec “la chanson engagée”, ou de manière plus subliminale, les textes des airs connus vantent les mesures du Front populaire, font passer des messages pacifistes, anti-boche, ou encore, sous couvert d’exotisme, véhiculent l’idéologie coloniale…
De la musique pop à l’industrie musicale
Et aujourd’hui? Quel lien entre musique populaire et idéologie?
Même si le genre est un peu passé de mode, retenons les beaux jours des “protest songs” ou chansons contestataires, de Dylan à Renaud, jusqu’à une certaine galaxie rap. Au travers de textes qui priment souvent sur la musique, les “protest songs” rejettent l’idéologie dominante (la guerre, la course au fric, le machisme…) pour introduire de nouvelles valeurs (le pacifisme, l’écologie, l’anti-autoritarisme, la communauté…).
On doit aussi rapprocher l’explosion de créativité musicale des années 60-70 de la créativité sociale qui régnait alors (mouvements beatnik, étudiant, hippie, gauchiste, etc). Ainsi, les diverses expérimentations musicales répondent aux nouvelles expériences qui tentent de changer l’ordre social et moral (les communautés, l’amour libre, l’usage des drogues, l’autogestion…).
Le no future punk annonce les années 80, la fin des utopies et de la récré…
Plus proche de nous, la musique techno reflète et véhicule une idéologie actuelle où règnent l’automatisation, l’individualisme, l’immatérialité…
Que dire des radios jeunes, véritables moulins à musique pop kleenex, vidées de tout sens et tout discours -puisqu’on n’y diffuse même plus de nouvelles, sauf people et “musicales”-, et qui vivent en faisant commerce de sonneries et de mp3? Sont-elles représentatives du déclin des idéologies? Ou seraient-elles le véhicule le plus puissant de l’idéologie dominante actuelle, où on ne parle plus de
musique, mais d’industrie musicale et de produits culturels, où tout et son contraire peut devenir marchandise? Une idéologie qui, sous couvert de diversité, uniformiserait?
En conclusion, quelques extraits d’une interview d’un ex directeur des programmes d’NRJ : « …Le discours sur NRJ est toujours positif et souriant (…) il est le reflet d’une certaine hygiène de vie tournée vers l’effort, la vie saine et le sport » (…) «Au nombre des règles immuables de l’animation sur NRJ figure l’interdiction de toute critique, notamment des événements politiques”(…)