La non-spécialisation du militantisme

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Il était une fois Luther Blissett.

«Luther Blissett était un pseudonyme que n’importe qui pouvait utiliser. C’était une espèce de héros populaire, une sorte de Robin des Bois dont la réputation a été construite collectivement par des centaines de personnes qui ont adopté ce nom et faisaient des actions, signaient des textes, etc… Chacun ajoutait un morceau à la figure de Luther Blissett.

En Italie, le projet a commencé en 1994 et s’est terminé en 1999 parce que c’était un plan quinquennal – une parodie de l’économie soviétique. Pendant ces 5 ans, Luther Blissett s’est rendu célèbre grâce à des canulars qui consistaient à faire diffuser de fausses informations par la presse écrite ou télévisée. Parfois, il s’agissait de concaténations de fausses nouvelles : un effet boule de neige créait un véritable monde imaginaire auquel les journalistes croyaient – jusqu’à ce que nous revendiquions publiquement l’affaire en expliquant comment nous l’avions construite. On faisait une opération pédagogique en montrant comment fonctionne la fabrique de l’information.

La réputation de Luther Blissett a gonflé et dans la seconde partie des années 90, il est devenu l’obsession des journalistes: il a même fait virer le vice-directeur d’un journal. Il a aussi réussi à faire acquitter des gens injustement accusés 1.

Luther Blissett faisait usage de tous les mythes, de tous les langages, de toutes les plates-formes disponibles à l’époque. Il était une sorte de pionnier de l’informatique pré-internet. Les différentes réalités qui se sont coagulées pour former Luther Blissett avaient été très actives, dès le début des années 80, dans les réseaux télématiques amateurs. A un certain moment, vu qu’on utilisait la radio, des publications, le théâtre de rue, le graphisme, les fanzines, on a décidé d’utiliser aussi la littérature.

À l’époque, certains d’entre nous étaient en train de lire des choses sur les hérésies médiévales — et surtout sur les insurrections paysannes dans l’histoire européenne. Et vu qu’on travaillait sur cette sorte de Robin des Bois qu’étais Luther Blissett, notre imaginaire était très influencé par les scènes rurales. Un peu au contraire du cyberpunk qui est obsédé par la métropole, nous, on était des péquenots.

Alors, on a décidé de raconter l’histoire des insurrections paysannes du XVIe siècles — cette fameuse guerre des paysans allemands dont parlent Frederich Engels ou Ernst Bloch. Et nous avons commencé à imaginer un roman qui partirait de là. Ce roman est devenu “Q” 2. Nous avons commencé à y travailler fin 95 et nous l’avons rendu à l’éditeur en 1998. Il est sorti en 1999, peu de temps avant la fameuse “bataille de Seattle”. Pendant les événements de Seattle, nous étions en tournée pour présenter « Q »…

Dans les coulisses d’un texte mythique.

Il s’est alors produit une sorte de court-circuit entre le livre et le contexte qui nous entourait. Dans les manifs, on a commencé à voir apparaître des banderolles sur lesquelles était écrit “omnia sum communia” — le cri des paysans allemand qui veut dire “toutes les choses sont communes”. Là a commencé ce rapport très étranges, parfois très ambigu et controversé, parfois fécond, parfois dramatique, entre nos productions littéraires et le mouvement global qui était en train de naître.

Quand nous avons écrit ce “fameux” texte “des multitudes en marches contre l’Empire et sur Gênes”, au sein du mouvement, certains ont commencé a nous concevoir comme une espèce de bureau d’Agitation et Propagande. On voulait nous faire jouer ce rôle de réalité séparée du
mouvement. Un rôle qui nous dégoûtait et que avons refusé. D’ailleurs ce texte, à la base, était anonyme — nous ne l’avions pas signé Wu Ming. Ce n’est qu’après qu’on a commencé à dire “le texte du Wu Ming” — pendant qu’il était lu à la radio, déclamé par des acteurs, qu’il circulait sur des flyers et sur internet.

Quand certaines réalités du mouvement voulaient faire de nous les délégués à la production des mythes, on a compris qu’il y avait quelque chose qui ne fonctionnait pas. Nous on avait produit ce “fameux” texte pour inciter le mouvement à créer lui-même sa propre narration partagée — et pas pour qu’il nous délègue ce travail! Cette tendance à créer des réalités séparées du mouvement, c’est précisément ce que nous pensons qu’il fallait détruire.

Pour bien comprendre comment ça marche, prenons un exemple, celui de la parole “désobéissance” qui est apparue dans le discours du mouvement et qui concernait certaine actions décrites, dans les journaux, comme des actions de “désobéissance civile”. Ce terme de “désobéissance” a commencé à se cristalliser et à faire référence à des milieux toujours plus réduits. La “désobéissance civile” était pratiquée par des milliers de personnes et, à un moment donné, quelqu’un a dit “appelons-la désobéissance sociale”. Et puis on commence à faire comme si ceux qui utilisaient le terme “désobéissance sociale” étaient plus radicaux que ceux qui disent “désobéissance civile”…

Tout ça commence à faire des grumeaux. Tant et si bien qu’on commence à parler, à l’intérieur du mouvement, de “l’aire de la désobéissance sociale”. Et quand on arrive à Gênes, en juillet 2001, la partie du mouvement qui se trouve au stade Carlini est appelée “l’aire de la désobéissance sociale” et, donc, la manif’ qui en partait a été appelée “cortège de la désobéissance sociale”, mais comme c’était trop long, alors on l’a appelé le cortège de la “désobéissance. Ceux qui en faisaient partie sont devenus automatiquement “les désobéissants”.

Voilà comment une pratique partagée par un mouvement entier (la désobéissance civile ou sociale), devient l’identité d’un groupe séparé.

Mais, bon, un groupe séparé qui est, tout de même, encore assez nombreux — parce que le cortège était composé de plusieurs milliers de personnes. Et le mot ”désobéissants” était, quand-même, encore écrite dans les journaux avec un “d” minuscule. Seulement, tout de suite après Gênes, une partie de cette partie s’est proclamée le groupe des “Désobéissants” avec un “D” majuscule. Un groupe qui au fil du temps va encore avoir une série de scissions et de conflits. Et voilà comment, en quelques années, la désobéissance, cette pratique qui réunit des milliers de personnes, devient le surnom d’un groupe de quelques dizaines de personnes!

Ça, ce sont les dynamiques qui détruisent le mouvement. Ce genre de processus n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, c’est l’accélération avec laquelle il a lieu. Avec les nouvelles technologies, la communication est infiniment plus rapide.

Alors quand ils ont commencé à voir qu’on voulait faire de nous un bureau d’agitprop, qu’on voulait nous coller le rôle de délégués aux mythes, aux messages et aux images, on a senti que ça puait la merde! Et à partir de là, on a commencé à prendre nos distances. Ce qui ne veut pas dire qu’aujourd’hui nous soyons moins impliqués, moins activistes ou moins militants qu’en 2001. Mais qu’on ne fait référence à aucune réalité séparée de l’ancien mouvement. Et c’est un peu ça, en ce moment, le “code” qui traduit notre stratégie politique.

Notes:

  1. Il s’agissait des inculpés d’un procès pour satanisme à Bologne (ndlr).
  2. “L’Oeil de Carafa”, pour la traduction française, parue au édition du Seuil en 2001. Cet ouvrage est signé par “Luther Blissett Project” peu de temps avant le sepuku (suicide rituel) du projet. Ce n’est pas un secret, il a été composé par 4 des 5 membres actuel du Wu Ming (ndlr).

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