« Pendant de nombreuses années, j’ai vécu un peu partout. A New York, en Californie, à Barcelone, en Afrique du Nord. La Belgique est le seul endroit au monde où, lorsque j’engage la conversation avec quelqu’un que je ne connais pas, il me demande comminatoirement : « Ah ! vous faites de la musique ? Mais alors, de quoi vivez-vous ? ». Cet échange navrant, mille fois vécu par cet ami musicien et photographe, en dit long sur ce que le commun des mortels considère comme une activité sérieuse, c.-à-d. rentable et rémunératrice. Qu’ils en vivent un peu, beaucoup, passionnément, à la folie ou pas du tout, les musiciens traîneront sans doute encore longtemps cette image de bohémien. Le temps n’est pourtant plus aux représentations héritées du XIXe siècle, qui opposaient l’idéalisme sacrificiel de l’artiste et le matérialisme calculateur du travail. La figure du créateur, original, provocateur et insoumis, contre celle du bourgeois soucieux de la stabilité des normes et des arrangements sociaux. Selon le sociologue Pierre-Michel Menger, au contraire, la représentation actuelle de l’artiste « voisine avec une incarnation possible du travailleur du futur, avec la figure du professionnel inventif, mobile, indocile aux hiérarchies, intrinsèquement motivé, pris dans une économie de l’incertain, et plus exposé aux risques de concurrence interindividuelle et aux nouvelles insécurités des trajectoires professionnelles ». L’artiste comme idéal possible du travail qualifié à forte valeur ajoutée et principe de fermentation du capitalisme ? Voire. Bien sûr, beaucoup arrivent aujourd’hui (comme hier) à vivre de la musique, ou d’un de ses « produits dérivés », ou de son enseignement, parfois même très bien. Mais pour d’autres, c’est un exil, volontaire ou non, dans cette « banlieue du travail salarié ».
Peter est l’âme du collectif Neven ([->www.nevenmusic.com]), groupe belge de musique électronique inclassable, melting-pot de styles, mêlant sampling, dance, trip-hop et jazz, ambiances dubby décalées avec une touche arabisante, des textes en anglais, français et flamand. Depuis 1995, il a publié dix albums, une première compile vient de sortir. Peter participe à d’autres projets musicaux, comme Schmoll ou encore « Monsieur Smits », que l’on a pu voir aux dernières Francofolies de Spa.
C4 : La pratique de la musique représente-t-elle un investissement important pour un jeune musicien ?
Quand je me suis lancé avec Neven il y a une quinzaine d’années, mes amis qui faisaient du jazz ou du blues devaient dépenser beaucoup d’argent pour les instruments, l’enregistrement, les studios, etc. Moi avec 300 cd, je rentrais dans mes frais (ceux du pressage, du moins), au lieu de mille. Je faisais les pochettes moi-même. A l’époque, beaucoup se sont tournés vers les musiques électroniques, aussi parce qu’elle était plus abordable financièrement. Et en particulier vers la musique instrumentale, plus facile à diffuser. Même alternative, voire expérimentale, la musique instrumentale est plus « utilitaire » et plus facilement acceptée, par exemple en radio ou télé, comme tapisserie sonore. On a ainsi pu placer beaucoup de nos morceaux. C’était juste avant le règne des DJ. On demandait souvent un projet électro, ça pouvait être un groupe peu voire pas connu, pour les « after parties », qui passait après le groupe rock connu. On a eu beaucoup de contrats ainsi, en plus les frais de sono pour de tels projets étaient souvent moindres.
C4 : Vous vous considérez comme musicien autodidacte ?
A l’Académie d’Anvers, où j’ai étudié le graphisme, la vie étudiante semblait rythmée par les dates de concerts, on n’en manquait aucun. Tout le monde jouait un peu de musique, parfois dans des formations très pointues. C’est ainsi que j’ai commencé dans un groupe punk industriel… Le solfège, je l’ai appris ensuite, tout seul. Aujourd’hui, les logiciels sont tellement perfectionnés qu’on peut même composer avec des assistants informatiques sans avoir jamais déchiffré une
partition. J’ai eu mon premier Atari au début des années 90, à une époque où la sous-culture informatique était à ce point foisonnante qu’elle irriguait tout un mouvement de création musicale, la demoscène (ou scène démo, en bon français). L’ordinateur et la pratique du sampling ont beaucoup participé à démocratiser la musique.
C4 : Quel est votre « parcours d’emploi » ?
Mes études terminées, j’ai d’abord travaillé dans des boîtes de graphisme. J’ai arrêté pour pouvoir me consacrer d’avantage à la musique. Ce qui revenait à être « demandeur d’emploi » pour de longues durées. J’ai fini par être exclu en vertu de l’article 80, mais je m’en fichais, parce que je faisais suffisamment de concerts pour survivre. Même pas en noir ! J’ai créé une asbl pour régler l’administratif. (…) Mais il y avait des périodes de vaches maigres sans concerts. Je me suis inscrit au CPAS [de Berchem-Sainte-Agathe], où ils m’ont proposé de récupérer mes droits aux allocations de chômage, pour pouvoir ensuite acquérir un « statut d’artiste ». C’est ainsi que je me suis retrouvé à travailler pour le centre culturel de la commune.
C4 : On ne peut pas dire que vous « chômez », puisqu’on vous retrouve dans bien des projets ?
Quand ce n’est pas la recherche du succès qui est le moteur premier, on peut se permettre plus d’ouverture, de souplesse, d’expériences plus ou moins aventureuses. Mes parents étaient très éclectiques dans leurs goûts musicaux. Même quand les Sex Pistols sont passés pour la première fois à la télé, mon père était intéressé… Cette curiosité m’a amené à réaliser une bonne trentaine de disques (400 morceaux déposés à la SABAM), dans des projets très mélangés.
C4 : On dit parfois que Neven n’a pas la reconnaissance qu’il mérite. Comment assurez-vous votre promotion ?
On n’a peut-être pas eu le nez de signer avec les firmes les plus porteuses. Mais quand je vois le chemin que notre musique a parfois fait, je suis assez content. (…) A la base, c’est toujours de l’autoproduction, certains disques sont sous licence, c.-à-d. que tu vends ou cèdes l’autorisation de diffuser. Pour la promo et la diffusion, soit on s’en occupe nous-mêmes, soit on loue les services de petites sociétés alternatives ou d’un « spécialiste » (souvent, il s’agit d’ex-journalistes), qui s’en occupent de manière plus professionnelle.
C4 : L’âge d’or du rocker hippie contestataire, antiautoritaire et antisocial, à la Edgar Broughton, qui organisait des concerts sauvages et gratuits à l’arrière d’un camion (c’est sa mère qui était son « manager »), est sans doute derrière nous, (quoique…). Jouez-vous parfois pour rien ?
Oui, j’ai toujours accepté de jouer un peu partout. Sauf dans la rue, ça ne s’est jamais présenté, avec un ordinateur, même portable, c’est un peu compliqué, mais pourquoi pas ? j’aimerais bien.
C4 : La pratique du sampling n’est-elle pas contradictoire avec l’idée de droit d’auteur ?
Le mécanisme des droits d’auteur est bien sûr intéressant, parce que ça rapporte, mais très contraignant pour l’autoproduction, parce que tu dois avancer une mise à la société gestionnaire. On peut certes céder ses droits, mais ce n’est pas le parti que nous avons fait : on a plutôt fait le choix d’essayer de gagner un peu d’argent avec notre musique… D’accord avec l’idée d’une rémunération correcte des artistes, mais le système est trop carré et pas assez transparent : on se demande parfois à qui va tout l’argent récolté. Dans l’autre sens, quand je sample les morceaux d’autres, je demande l’autorisation. Je n’ai jamais dû payer, parfois je dois céder les droits d’un morceau samplé aux ayant-droits de l’auteur du morceau d’origine. Certains grands noms nous autorisent à utiliser librement leurs créations. Jello Biafra (« Dead Kennedys ») ne nous a rien réclamé comme droit. On peut être punk et pas pingre.