Il y a deux manières d’envisager ce que peut être une musique libre. Libre, la musique peut l’être dans sa facture même, son style, son contenu, sa forme. Elle peut alors se faire bruitiste, voire cacophonique, pousser l’improvisation dans ses derniers retranchements, déconstruire le langage habituel de la musique, comme l’a par exemple fait le free-jazz aux Etats-Unis. L’histoire de ce mouvement « free » est exemplaire. La vente des surplus de l’armée américaine après la Seconde Guerre mondiale a permis à de nombreux musiciens afro-américains d’acquérir à moindre coût un instrument. Une minorité a ainsi pu, grâce à tout un circuit de vente de seconde main et de récupération, se réapproprier « sa » musique, qui lui avait été « empruntée » par la majorité blanche, à la domination écrasante. Stylistiquement improbable, en rupture totale avec les schémas de la musique occidentale, le « free » émerge d’abord pour contrer l’intérêt grandissant des Blancs pour la musique afro-américaine, le blues et le jazz [1]. Dans ce cas, on parlera de musique comme d’un instrument de libération politique. L’histoire de la musique du XXe siècle est jalonnée de ruptures et de contestations, et chacun y puisera la musique libre qu’il veut bien y trouver : de la chanson populaire aux musiques militantes ou de rue en passant par le punk, de la musique des légumes à la poésie sonore et aux beatboxers.
Si la musique libère l’esprit, elle peut aussi libérer les corps. Les recherches en ethnologie et sur la transe musicale nous apprennent qu’il est des musiques produites uniquement par le corps, qui peuvent être rituelles ou thérapeutiques [2]. Dans les confréries gnawa du Maroc, par exemple, la musique permet de libérer des influences négatives (ou de faire intervenir des esprits favorables). À l’inverse, dans certaines sociétés, des tabous pèsent sur la musique, comme dans certaine partie de l’Islam orthodoxe : on parlera de « musiques autorisées » pour celles qui ne tombent pas sous le coup de ces interdits musicaux [3]. Dans le « monde avancé » du dernier siècle, les tiraillements politiques et les conflits idéologiques ont pu jouer dans le domaine musical un rôle comparable à celui de la religion durant les époques passées, il suffit de se pencher sur les multiples démêlés des compositeurs soviétiques avec la censure, qui vaut bien celle, économique, du bloc capitaliste. Mais ceci nous éloignerait trop de notre sujet.
Libre, la musique peut aussi l’être dans son mode de diffusion. Pour certains créateurs, la libération politique de la musique passe par la modification du régime habituel de propriété intellectuelle (le droit d’auteur) et de la professionnalisation de la création musicale. Le droit d’auteur ne défend pas les artistes mais les auteurs, la différence mérite d’être soulignée : le code de la propriété intellectuelle ne concerne les artistes qu’en tant qu’ils sont auteurs, l’auteur devant être compris comme celui qui a autorité sur une œuvre. Toute oeuvre produite par un auteur tombe automatiquement sous cette protection. Depuis la «Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques » (1886, révisé en 1979), traité diplomatique qui établit les fondements de la protection internationale des œuvres, un auteur peut se prévaloir des droits en vigueur dans un pays étranger où a lieu des représentations de son œuvre. Cette convention marque l’aboutissement de deux siècles de combat (au moins) des auteurs pour se voir reconnaître le droit à une « juste rémunération ». En France, ce combat est associé au nom du grand littérateur Beaumarchais (1733-1799). Rappelons que celui-ci n’avait aucun intérêt personnel à défendre le droit des auteurs (en l’occurrence, des auteurs dramatiques), sa fortune lui aurait permis de s’en passer : il s’agissait d’avantage d’un enjeu politique, certains diront d’un règlement de compte, le but de ses manœuvres étant de casser le monopole des «Comédiens français » qui reposait sur un système de privilèges royaux.
nMais un concept de droit aussi abstrait que celui de propriété intellectuelle n’est pas sans poser une série de problèmes, la musique, de par sa nature même, suscitant des comportements et des pratiques difficilement assimilables d’un point de vue juridique [4]. Il marque l’assomption d’une pensée juridique qui place l’écrit au centre de ses préoccupations. Les traditions orales, les musiques ethniques, les musiques populaires et les musiques sifflotées sous la douche ne sont pas de son ressort (encore heureux). On peut aussi mettre sous cette espèce irréductible une musique composée sans prétention, en dilettante, où toute idée de diffusion serait d’emblée écartée, ou celle des musiciens de rue, qui ne sont (dans la plupart des cas) pas destinées à être enregistrées. De plus, le développement des nouvelles technologies, et son corollaire, la dématérialisation des supports, place ce concept de droit en porte à faux par rapport à toute une série de pratiques musicales.
Dans les années 20, l’apparition de la radio multipliant les moyens de diffusion vers un large public suscite la création de sociétés de gestion des droits d’auteur dans un souci d’efficacité dans la perception de ces droits. En Belgique, la SABAM (Société des Auteurs Belges-Belgische Auteurs Maatschappij) est la société qui gère les droits d’auteur. C’est elle qui dans les années septante et quatre-vingt a lancé la croisade contre les radios libres, comme elle le fait aujourd’hui contre internet et le peer-to-peer [5]. Ailleurs, ces sociétés gestionnaires se sont heurtées (et se heurtent de plus en plus) à l’hostilité d’une frange des créateurs de musique qui entendent se libérer des contraintes liées à la propriété intellectuelle et au droit d’auteur. La réponse est venue avec la création d’organisation comme le « Creative Commons » qui, sur le modèle des « open source » des promoteurs du logiciel libre, cherche à encourager la circulation et le partage des oeuvres dans la légalité.
La naissance du mouvement des musiques sous licences libres (ou « ouvertes ») est parallèle à celle des « personal computers » (Commodore 64, etc.), même si la pratique de la copie privée lui est bien antérieure (cassettes magnétiques, etc.). Une certaine scène s’amusait à recréer un espace pour produire des musiques sans aucune licence de diffusion. S’agit-il d’« avant-garde », avec toutes les connotations de manifestes violents et de scandales en monocles que ce terme galvaudé suppose, de « contre-culture » soixante-huitarde attardée, ou (pour utiliser un terme plus en vogue aujourd’hui) d’« alternatif » ? Ou d’une musique « populaire », au sens où le sont les musiques traditionnelles, par définition libres d’une intention au niveau du droit, assimilables à ce que l’on appelle « domaine public » ? Toujours est-il que ce mouvement a largement contribué à l’émergence de courants musicaux, notamment électroniques, qui rejoignent parfois les objectifs d’émancipation des musiques « à formes libres ». Même si ces courants se sont parfois vite fait rattraper par l’énorme machinerie commerciale. Les musiques libres sont toujours à réinventer, c’est un « groove », une onde perpétuelle.